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Cécile B. Evans, « Venetox », projet « Notations », 2020

« Giselle », ou l'énergie mutante du changement

Pour Amal Khalaf, artiste et curatrice britannique, les expériences narratives et visuelles de Cécile B. Evans sont la juste représentation du monde d'aujourd'hui, dans toute sa complexité et ses strates historiques. Et le personnage de Giselle, l'héritière des marges opprimées par le système capitaliste et patriarcal. Analyse.

± 5 min

Toute vie réussie/Est une vie adaptée/Opportuniste/Tenace/Ouverte et féconde/Comprenez cela/Utilisez-le.

Octavia E. Butler, La Parabole du semeur (2000), éd. Au diable Vauvert, trad. Philippe Rouard

 

Développée à partir de l’adaptation d’un ballet vieux de plusieurs siècles, Notations for an Adaptation of Giselle (welcome to whatever forever) est la deuxième partie d'une trilogie d'œuvres de Cécile B. Evans. Il s’agit d'un ensemble d’œuvres produit et réalisé à la confluence de crises, à un moment où le chagrin et la peur de l'avenir s’imposent comme les seules constantes de la vie. Ces crises ont rouvert des blessures datant de plusieurs siècles, infligées par le patriarcat capitaliste, le suprémacisme blanc et bien d’autres systèmes destructeurs ancrés dans le colonialisme et la souffrance. Nous sommes blessés, au niveau intergénérationnel, systémique et individuel, et à mesure que les fissures de ces systèmes se creusent, les appels au changement retentissent de plus en plus fort. Certains aspirent à un retour à la normale, même s'il apparaît clairement que la normale n'a jamais existé : elle aussi était enracinée dans ces pratiques rigoureuses implacables et dissonantes d'iniquité, de binarité, d'extraction et d'épuisement.


Libérer nos corps de l’emprise des systèmes violents est à la fois un processus de libération et un rituel de mort. Sommes-nous en mesure de nous adapter et d’aller vers un avenir plus libérateur sans reproduire ce schéma de violence ? Toute cette colère, tout ce chagrin nous font danser entre survie, traumatisme et oppression intériorisée. Comment trouver de nouveaux rythmes pour exprimer collectivement cette envie de vivre tout en essayant de synchroniser nos tempos et de mettre de nouveaux mondes en mouvement ? L'adaptation incarne une impulsion de ce moment ; un engagement à vivre avec et à travers le changement. Quelles notations chorégraphiques pouvons-nous écrire pour les futurs mouvements que nous recherchons ?

 

Giselle a été joué pour la première fois en 1841 dans les nouveaux théâtres de Paris nouvellement éclairés au gaz, à une période qui présente des parallèles frappants avec l’incertitude de notre propre époque. Cette époque était marquée par les grands flux de capitaux institutionnalisés, l'industrialisation coloniale, les migrations massives, les grandes richesses et l’extrême pauvreté, posant le décor pour ce retour de bâton qui conduit à la montée du nationalisme et à une révolution naissante.

 

Giselle n'est en aucun cas un ballet anticapitaliste, mais l’archétype d'un récit de conflit et de transgression abordant des thèmes de classe et de déplacement, à la fois réel et surnaturel.

 

 

Giselle est un personnage mercuriel, passant de l'innocence précoce au désespoir, dansant jusqu'à la mort, et pénétrant dans l’au-delà en tant que membre adopté des Wilis, un gang de femmes fantômes bafouées, qui exécutent des danses de la mort. La communauté anti-patriarcale des Wilis illustre ce que signifie se tenir en marge de la société. Aujourd'hui, j'associe les Wilis à ces identités qui ont été forgées dans les creusets de la disparité, à ceux qui sont différents et exclus, catalogués comme pauvres, migrants, non conformistes, homosexuels ou handicapés, à ceux qui savent que la survie ne peut être enseignée dans des établissements classiques, mais incarnée par l'expérience vécue à cause de ces différences et de la prise de conscience de leur pouvoir.


Dans les Notations d'Evans (...), Giselle est co-fondatrice d’une micro-nation appelée Carcinellox, dans laquelle vit une communauté coopérative au sein d’un village rural près de l'État-nation défaillant de Venetox (anciennement la ville de Venise), qui fait face à une crise énergétique et à un effondrement écologique. Les membres de la communauté de Carcinellox travaillent de concert pour réinventer la société et entretenir une relation juste avec la nature, tout en produisant du vin d'orge à l’aide d’une super-bactérie locale dans la distillerie de la famille de Giselle. La communauté est menacée par Venetox, car les scientifiques découvrent que la bactérie de Carcinellox joue un rôle de générateur illimité d'électricité en convertissant l'énergie de la décomposition bactérienne par des piles à combustible microbiennes. Venetox envoie un ambassadeur sous la forme d'Albrecht, qui est peut-être une intelligence artificielle et dont Giselle tombe amoureuse, exposant ainsi sa communauté à la surveillance ennemie. Venetox assiège alors violemment la petite communauté, ce qui entraînera le développement d'une résistance et une mutation de la bactérie.


Dès le début de la performance, qui prend forme sur six écrans, nous sommes témoins de la nature complexe de cette communauté en lutte. Le public découvre, dans un premier temps, l’amitié entre Giselle et Leonida (Alexandrina Hemsley et Lily McMenamy), qui résistent au siège de leur distillerie et à l'extraction de leur bactérie locale, à un stade de fragilité. Ce n'est que lorsque Myrthe (la reine des Wilis, interprétée par Sakeema Crook) fait son apparition qu'une danse vers la libération commence. Myrthe vient d'un avenir encore plus lointain, comme une manifestation de « microbes et poussières d'étoiles chatoyantes » provoquée par la déstabilisation des processus métaboliques de la bactérie. Myrthe révèle son caractère envoutant en dansant sur une interprétation poignante de Song to the Siren, par Ms Carrie Stacks (arrangée par la musicienne Hinako Omori et le compositeur Paul Purgas). Sous une lune descendante (puis un soleil levant), nous sommes invités à pénétrer dans l'instabilité vitale de Myrthe, une représentation d'un autre temps et d'un autre espace vers lesquels Giselle et Leonida finissent par passer, convoquées par un rituel de danse macabre d'un autre type. Myrthe est l’incarnation d’un royaume d'ultra-mutabilité, son image s'inscrit dans une absence notable de stase qui affirme la puissance d'une identité non fixée et la possibilité d'une idée en constante évolution de la communauté et du temps. Avec cette chorégraphie au milieu du chatoiement de la mutation qu'incarne Myrthe, décomposant la violence déployée sur Carcinellox, on comprend que le changement est la voie de la libération d'une communauté en résistance.

Nous constatons une « adaptation intentionnelle » dans la pratique, aussi bien grâce au récit qu’aux personnages. Pour Adrienne Maree Brown (qui a joué un rôle essentiel dans la reformulation de l'œuvre d'Octavia Butler en textes politiques) l'adaptation intentionnelle s’apparente à « l'orientation et le mouvement vers la vie, vers le désir, et à qui l'acte d'adaptation confère toute leur grâce. Il s’agit d’un processus de changement tout en gardant en vue notre objectif et nos désirs les plus profonds. » (in Emergent Strategy: Shaping Change, Changing Worlds).

 

Comment vivre dans le changement avec un objectif collectif ? Comment travailler de manière à démanteler réellement les systèmes violents d'oppression auxquels nous échappons ? Comment faire suffisamment preuve de vulnérabilité et d'ouverture pour briser les cultures du mal calcifiées qui sont ancrées dans les institutions dont nous faisons partie ? Notations tente de formuler, à travers le processus et la forme de l'œuvre, que l'adaptation intentionnelle est un processus non linéaire et collectif.

 

Cette adaptation complexe fonctionne à un niveau formel, une vulnérabilité intégrée dans la relation entre le son enregistré, les performances de vidéo de surveillance en direct, les séquences enregistrées et le found footage à travers de multiples supports vidéo, transmis via un programme en réseau développé de telle sorte que chaque élément est dépendant et travaille ensemble.

 

 

Cette adaptation complexe fonctionne à un niveau formel, une vulnérabilité intégrée dans la relation entre le son enregistré, les performances de vidéo de surveillance en direct, les séquences enregistrées et le found footage à travers de multiples supports vidéo, transmis via un programme en réseau développé de telle sorte que chaque élément est dépendant et travaille ensemble. À travers les multiples écrans intégrés dans les échafaudages, ces corps se déplacent, se meuvent et se multiplient de manière linéaire. Nous suivons leurs mouvements, nous entrons dans leurs rythmes, tandis que les personnages dansent d’écran en écran, de ligne de temps en ligne de temps et de décor en décor. Dans la gamme complète et chaotique des matériaux et des supports utilisés, on constate que la communauté de Notations ne propose pas de se défaire des différences, ni ne prétend que ces différences n'existent pas, mais incarne un repli sur le possible et la vulnérabilité. La chorégraphie des danseurs, mais aussi celle de la technologie et des systèmes qui font de Notations un spectacle vivant, porte sur l'interconnexion, l'interdépendance et le risque. Elle dépeint clairement notre manière de nous cocréer. Notations est une offrande, une danse macabre mise en scène sous forme de récit. À travers l’adaptation intentionnelle, le processus de cette œuvre est un engagement envers ses propres thèmes de vulnérabilité et de mutabilité, conscient de nos identités changeantes en tant que sociétés, communautés et artistes.

 

Dans la pratique, alors que nous essayons d’en tenir compte, nous sommes sujets aux douleurs croissantes du travail au sein de ces systèmes violents de domination de la suprématie blanche, capitalistes et unidirectionnels qui nous mèneront finalement à notre extinction. Ces douleurs croissantes se font le plus sentir lorsque nous nous efforçons de trouver un espace pour le changement, au sein d'institutions et de processus de travail qui sont construits sur une idéologie suprémaciste, compétitive, autorisée et violente. Dans l’installation de Notations, des piles à combustible microbiennes placées dans des boîtiers sont enfouies au sein de plantes, agissant comme des panneaux d'alimentation pour contenir les super-bactéries immortelles qui produisent de l'énergie par décomposition. Cachés parmi les plantes qui camouflent les échafaudages sur lesquels reposent les écrans, ces conteneurs abritent des cellules qui sont dans un état constant de vie et de mort. Que signifie porter la mort dans une nouvelle vie ? Sommes-nous en mesure d’adapter et de décomposer la violence en nous-mêmes avant de la décomposer dans le monde (lire à ce propos Koko Onwuzuruigbo).

 

Nous vivons actuellement un deuil collectif : nous pleurons la perte de nos écosystèmes, de nos populations et d'un monde dont nous pensions autrefois faire partie.

 

 

Un tel engagement se traduit par un profond désir d'adapter nos façons de travailler et d'être par l'intention, l'action et la pratique. Nous vivons actuellement un deuil collectif : nous pleurons la perte de nos écosystèmes, de nos populations et d'un monde dont nous pensions autrefois faire partie. Selon Giselle, « la révolution, c'est l'incertitude. » Pour réussir à nous adapter, nous devons danser comme Giselle et Leonida dansent avec Myrthe, dans l'énergie mutante et chatoyante du changement. Nous ne savons pas de quoi demain est fait, nous ne savons pas de quoi le présent est fait et nous ne savons pas ce que nous sommes sur le point de vivre. ◼