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Judith Butler : vivre entre deuil, rage et résistance

Personnalité majeure de la pensée contemporaine internationale, philosophe, figure de la théorie queer avec Trouble dans le genre (2005), Judith Butler a répondu à l'invitation du Centre Pompidou pour la saison 2023-2024. Une série de rencontres et de débats qui commencent lors du festival Extra!, et qui revisitent l’ensemble de son parcours à la lumière d’une question : comment se mettre à l’écoute de l’expérience du deuil et de la survie qui traverse aujourd’hui à tant de reprises nos vies bouleversées ? Entretien exceptionnel, mené par Mathieu Potte-Bonneville.

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Poursuivant son cycle de grandes invitations intellectuelles, le Centre Pompidou convie Judith Butler à développer tout au long de la saison 2023-2024 une programmation originale, centrée sur ses travaux en cours. Imaginée en partenariat avec l’École normale supérieure, cette invitation revisite l’ensemble du parcours de cette personnalité majeure de la pensée contemporaine internationale, philosophe, figure de la théorie queer, dont l’oeuvre engagée ne cesse d’être attentive aux bouleversements politiques du monde, à la lumière d’une question : comment se mettre à l’écoute de l’expérience du deuil et de la survie qui traverse aujourd’hui à tant de reprises nos vies bouleversées ? Comment donner forme et élan aux puissances de colère et de rassemblement que cette expérience recèle, lorsqu’elle se mue en exigence collective de justice ? Conversation avec l’une des grandes voix du présent chez qui vivre a pour synonymes pleurer, créer et résister.

Mathieu Potte-Bonneville — Votre livre Dans quel monde vivons-nous ? – Phénoménologie de la pandémie, qui paraît cet automne chez Flammarion, prend pour point de départ l’épidémie de Covid-19. Cet événement planétaire permet-il à vos yeux d'analyser les dimensions du monde dans lequel nous vivons ?
 

Judith Butler — Le Covid-19 a été, bien sûr, une pandémie, ce qui signifie qu'elle a touché le monde entier. « Pan-demos » : à travers le monde, ou à travers les peuples du monde. D'une part, cette pandémie a mis en lumière un certain nombre d'inégalités criantes. Parmi celles-ci, on peut certainement inclure l’inégal accès à des soins de santé décents dans le monde, y compris aux vaccins. Même dans des pays hypercapitalistes comme les États-Unis, beaucoup de travailleuses et travailleurs ont dû choisir entre aller travailler pour gagner leur vie et subvenir aux besoins de leurs proches, ou refuser de travailler pour rester en vie, mais en perdant les moyens de vivre — un choix que personne ne devrait jamais avoir à faire. Il était particulièrement bouleversant de constater que les travailleurs jugés essentiels (indispensables) étaient ceux qui étaient le plus facilement sacrifiés, envoyés au travail sans équipement de protection adéquat, contraints de travailler dans des locaux exigus. Nous avons également vu combien de personnes étaient confinées dans des espaces domestiques qui ne constituaient pas des environnements soutenants : partenaires abusifs, parents homophobes, pas d'accès à la communauté, pas de possibilité de se rassembler ni de pleurer les pertes subies en compagnie physique d'autres personnes. Les personnes qui ne disposent pas d’un abri permanent ont été particulièrement vulnérables, et pourtant, dans de nombreuses régions du monde, il n'existe aucune obligation gouvernementale de veiller à ce que chaque personne soit logée décemment.

 

D’autre part, la pandémie a mis en lumière une interdépendance mondiale, une prise de conscience de la vulnérabilité potentiellement égale des êtres vivants. Nous avions le sentiment que nos corps étaient à la fois poreux et interdépendants. En même temps que l'interdépendance sociale nous était nécessaire, elle nous menaçait de mort. La pandémie a non seulement suscité une réflexion sur les significations ambivalentes de l'interdépendance, mais elle a également attiré l'attention sur certains idéaux socialistes clés : le revenu national garanti et l'égalité d'accès à des soins de santé et à un logement décents. 

 

Mathieu Potte-Bonneville — L'épidémie de sida a profondément bouleversé les formes de pensée et d'expression, tant intellectuelles qu'artistiques, alors que la pandémie de Covid donne presque l'impression d'avoir été refoulée de la mémoire collective. Partagez-vous ce constat et que pensez-vous de ce quasi-effacement ?

 

Judith Butler — Pour beaucoup d'entre nous, l'épidémie de sida a ouvert la voie à la création de réseaux queer, de communautés extra-familiales, qui ont prodigué services et soutien pendant la période de confinement. Certaines questions relatives au deuil public et à la protestation publique ont ressurgi. Les plate-formes d'art numérique sont devenues d'autant plus importantes, et les personnes disposant de la technologie et, souvent, de la capacité de s'abonner à des plateformes de streaming, se sont immergées dans la culture visuelle. Je suis d'accord pour dire que le mouvement culturel et médiatique rapide qui s'est éloigné du Covid-19 n'était pas seulement une fuite devant l'idée de la mort, mais aussi du travail de deuil en cours. Le fait est que les personnes atteintes d’un Covid long n'en ont pas fini avec la pandémie. Les personnes qui ont perdu des proches n'en ont pas fini avec le Covid, et de nouvelles vagues, bien que moins fortes que les précédentes, continuent de se former dont la trajectoire reste relativement imprévisible.

 

J'ai eu l'impression que les gouvernements du monde entier voulaient à tous crins que leurs marchés rouvrent, et que beaucoup de déclarations maniaques sur la « fin » du Covid étaient des façons de nier la perte (et le travail de deuil en cours), comme la difficulté persistante d'un Covid long qui affecte tant de personnes dans le monde entier. La manie est une dimension de la mélancolie, le déni de la perte ; la manie marchande est l'intensification de ce refus de faire le deuil comme de marquer ou de reconnaître la vulnérabilité permanente, y compris les restrictions physiques et la douleur psychique. Idéalement, la condition pandémique pourrait nous amener à exiger des soins médicaux égaux et adéquats, la fin du profond sentiment d'abandon que tant de personnes ressentent, tant de la part des services sociaux que des entreprises pharmaceutiques.

Pour le public français, votre œuvre reste fortement liée à la publication de Gender Trouble (1990) ouvrage traduit avec beaucoup de retard en France (Trouble dans le genre, La Découverte, 2005), et qui a contribué à bouleverser profondément les cadres de pensée et le débat public dans le monde entier. Par le biais de cette invitation au Centre Pompidou, nous souhaitons mieux faire comprendre au public la trajectoire de votre travail depuis ce livre essentiel. Comment décririez-vous l'évolution entre les questions abordées dans Gender Trouble et vos recherches actuelles ? 

 

Judith Butler —Il est peut-être important de souligner que, si Trouble dans le genre marque le début de la réception française de Judith Butler, l'auteure en question avait commencé antérieurement, avait été formée à Hegel et Marx, à la tradition phénoménologique et à la théorie critique. D'une certaine manière, la publication a été retardée en France, mais le calendrier américain n’a pas à fixer la norme. Le moment de la traduction est un indice du type de conversation transnationale et translinguistique qu'il est possible d'avoir. Parfois, la condition de ces conversations réside dans un malentendu. Par exemple, Trouble dans le genre n'est pas le point de départ des études de genre ou de la théorie queer. Celles-ci s’étaient initiées avant la publication de cet ouvrage. Et pourtant, vu de loin, il est possible de recomposer une histoire qui n'a que peu de rapport avec la réalité et qui, par sa diffusion, est acceptée comme telle. Trouble dans le genre n'a jamais soutenu qu'il n'y avait pas de réalités biologiques, et pourtant la paraphrase déformante circule suffisamment pour produire un « effet de vérité ». Trouble dans le genre n'a pas non plus affirmé que nous pouvions choisir nos genres de manière fantaisiste. Et pourtant, je n'ai finalement aucun contrôle sur cette forme de réception. À un certain moment, il faut faire la distinction entre la compréhension de l'auteur et la réception, et permettre à cette disjonction de générer de nouvelles réalités. Il est inutile de « rectifier le tir ». Il faut laisser le texte annuler nos intentions et suivre son propre itinéraire au cours de la traduction et de la réception.

 

Trouble dans le genre n'a jamais soutenu qu'il n'y avait pas de réalités biologiques, et pourtant la paraphrase déformante circule suffisamment pour produire un "effet de vérité". Trouble dans le genre n'a pas non plus affirmé que nous pouvions choisir nos genres de manière fantaisiste. Et pourtant, je n'ai finalement aucun contrôle sur cette forme de réception.

Judith Butler

 

Mon premier travail consacré à Hegel portait sur la relation entre désir et reconnaissance et, d'une certaine manière, cette préoccupation s'est prolongée dans la plupart des travaux qui ont suivi. Bien sûr, sur le plan politique, en particulier dans le mouvement LGBTQIA+, nous cherchons à faire reconnaître notre désir, mais nous devons aussi mesurer que les termes par lesquels chacun, chacune d'entre nous est reconnu sont de nature sociale et historique. En outre, les systèmes de reconnaissance disponibles orchestrent les types de connaissance de soi et de présentation de soi que nous poursuivons. Je m'intéresse à la manière dont le monde social occupe nos relations et nos passions les plus intimes — l'interdépendance, le chagrin, la rage et la résistance. J'ai essayé d'explorer différentes dimensions de ce problème au travers de la précarité, de la guerre, mais aussi du deuil public, des formes de résistance politique, de la non-violence et des idéaux de cohabitation.


Si l'on réfléchit à la place qu'occupent aujourd'hui les questions féministes ou transidentitaires, on est frappé par deux choses : la façon dont ces questions sont au cœur de la création contemporaine, et la façon dont elles cristallisent les réactions violentes, devenant presque le critère central de démarcation entre progressistes et conservateurs. Comment comprenez-vous cette importance et cette polarisation ?
 

Judith Butler — La transphobie est liée de manière centrale aux nouvelles formes de fascisme et aux politiques réactionnaires en général. Il ne s'agit pas seulement d'une attitude discriminatoire, mais d'un effort pour priver les gens de leurs droits fondamentaux. Donald Trump a essayé de rendre l'assignation sexuelle inaltérable, et Viktor Orban et Vladimir Poutine, de différentes manières, ont caractérisé les droits des transgenres, ainsi que ceux des gays et des lesbiennes, comme des agressions contre la nation, voire des menaces pour la sécurité nationale. Il existe un scénario fantasmagorique spécifique reproduit par la transphobie contemporaine, qui aboutit à la privation de droits (un instrument clé de l'arsenal fasciste) et à une justification moralisatrice du sadisme. La formule est à peu près la suivante  : les termes « trans », « genre » ou « homoparentalité » (dans le cas de Giorgia Meloni) détruisent tous un mode de vie établi ; par conséquent, pour défendre ce mode de vie (ou ce fantasme de mode de vie), les trans doivent être détruits. Le résultat est d'accélérer et d'intensifier la destruction au nom de la tentative de l'arrêter. Nous devons à la fois nous opposer à ce mouvement et comprendre ses objectifs néfastes et son attrait populaire. Mon prochain livre, Who's Afraid of Gender ? (Flammarion, à paraître au printemps 2024, ndlr), tente de répondre à cette question.

 

La transphobie est liée de manière centrale aux nouvelles formes de fascisme et aux politiques réactionnaires en général.

Judith Butler


Dans les travaux que vous avez menés ces dernières années, la notion de vie a pris une importance de plus en plus stratégique (c'était déjà le cas en 2012 dans la conférence « Qu'est-ce qu'une vie bonne ? » donnée à l'occasion de la remise du prix Adorno, ou dans votre conversation avec Frédéric Worms sur le vivable et l'invivable). C'est cette même notion que vous avez choisi de mettre en avant dans l'événement que le Centre Pompidou accueille en avril 2024, autour de vous et de vos invités. Parler de « vie », c'est faire référence à la fois à notre condition d'êtres vivants dans sa dimension matérielle et physique, mais aussi dans sa fragilité, et à la manière dont nous pouvons la traduire, l'exprimer, la raconter aux autres et à nous-mêmes ; c'est aller, finalement, du biologique au biographique. Est-ce cette façon de lier l'ordre des corps et celui du langage qui vous intéresse dans ce concept ?
 

Judith Butler — Bien sûr, on peut parler de vie, mais aussi de mode de vie, ou encore s'interroger sur ce qui est vivant dans la manière dont nous vivons. La vie a une façon de se déplacer entre le nom, l'adjectif et le verbe, et lorsque nous parlons de ce qui est « vivant », nous pouvons nous référer au strict minimum pour rester en vie ou aux expériences les plus intenses de la passion et de l'art. Je ne dirais pas que le corps a un ordre et que le langage en a un autre. J'admets plutôt que les deux sont entrelacés et que lorsque nous cherchons à séparer l'un de l'autre, nous nous perdons. Si nous disons d'une créature qu'elle vit à peine et d'une autre qu'elle vit pleinement, nous indiquons une oscillation entre les modalités de la vie, et cela nous dit que la vie apparaît sous de multiples modalités. Nous devons rester patients face à ces complications plutôt que d'accepter des dualismes tranchés qui ne nous servent pas, ou qui ne servent pas la vie.

 

Le planétaire est certainement un nouveau cadre important pour réorienter la vie humaine d'une manière qui souligne le besoin d'humilité et le défi d'inverser la destruction et de sauvegarder la terre.

Judith Butler


Les notions de « vie » et de « vivant » font aujourd'hui l'objet d'une grande attention de la part d'auteurs qui, dans le contexte de la crise climatique et de l'effondrement de la biodiversité, veulent étendre l'attention éthique et politique au-delà des êtres humains. Voyez-vous des convergences entre cet usage de la notion de vie et le vôtre ? 
 

Judith Butler — Oui, je me suis peut-être concentrée de manière anthropocentrique sur les relations éthiques et sociales, sur le fait que ma vie est impliquée dans celle des autres, et que certaines obligations en découlent. Et pourtant, nous avons vu combien il est important de comprendre la créature humaine comme un type d'animal spécifique, et de voir que cette vie, et que la vie qui est vécue en commun, dépend de processus vivants qui sont clairement menacés par le changement climatique et l'extinction des espèces. Le planétaire est certainement un nouveau cadre important pour réorienter la vie humaine d'une manière qui souligne le besoin d'humilité et le défi d'inverser la destruction et de sauvegarder la terre.


Au cours de cette saison au Centre Pompidou, vous serez entouré non seulement de philosophes et de chercheuses et chercheurs, mais aussi d'artistes comme John Akomfrah, et de performeuses comme Maria José Contreras. Quels échos voyez-vous entre leur travail et le vôtre, entre la philosophie et la création ?
 

Judith Butler — Akomfrah et Contreras traitent tous deux du deuil et de la rage, du problème de la construction d'une alliance entre les vivants et les morts, de la tâche du deuil au milieu de la résistance politique. Ils explorent également des formes d'art qui rassemblent les pertes politiques, documentant ce qui s'est passé par le biais de formes d’expression sensibles qui nous permettent de ressentir à la fois la perte et la résistance. Un slogan militant dit : « Ne pleurez pas ! Agissez ! » Je ne suis pas d'accord avec ce message, car je ne vois pas très bien que nous puissions agir de manière réfléchie et efficace sans la capacité de faire le deuil. La perte de cette capacité est peut-être la forme la plus périlleuse de l'inaction. ◼