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Julian Charrière : « J'aime appréhender l'art comme un outil pour parler de grandes abstractions. »

À 33 ans, Julian Charrière a déjà beaucoup voyagé, de la Somalie jusqu'aux glaces du Pôle nord. Franco-suisse, établi à Berlin, cet ancien élève d'Óliafur Eliasson fusionne l'art, la science et l'anthropologie pour mieux mettre en lumière les tensions qui animent le rapport entre l’homme et le monde naturel. Pour l'exposition collective des nommés au prix Marcel Duchamp, il présente un travail autour du carbone —  que ce soit les bulles de CO2 millénaires libérées par la fonte des glaces ou les diamants utilisés par l'industrie pétrolière pour les forages. Rencontre éclairante.

± 10 min

À travers la photographie, la sculpture, la performance ou la vidéo, l’œuvre de Julian Charrière, 33 ans, aborde des questions relatives au passage du temps et aux relations qu’entretiennent nos sociétés contemporaines avec leur environnement. Sa pratique de recherche fusionne l'art, la science et l'anthropologie, mettant en lumière les tensions qui animent le rapport entre l’homme et le monde naturel. Que ce soit sous la forme de bulles de CO2 millénaires, libérées par la fonte des glaces, ou de diamants utilisés pour les têtes de forage pétrolières, le carbone est au centre de son projet pour le prix Marcel Duchamp. Rencontre éclairante avec un artiste qui, à l’heure de l’anthropocène, explore, de la terre au ciel, la mémoire et les transformations de cet élément. 
 

Parlez-nous du travail que vous présentez pour l'exposition. 
Julian Charrière — 
C'est un travail qui est lié à la cryosphère, les glaciers, les calottes glaciaires… Pour moi, ce sont les oracles des 20e et 21e siècles. Normalement, lors d’une visite à l'oracle, celui-ci vous donne une réponse, un présage. Mais ces oracles ont crié haut et fort à quoi ressemblera l'avenir et personne ne les a écoutés. Ce sont des oracles muets. À l'inverse de la Pythie à Delphes qui se tenait au-dessus d'une fissure de la Terre, inhalant les gaz carbonés tel le méthane et le CO2 qui s'en échappaient afin de prédir l'avenir. Les oracles actuels sont aujourd´hui mis en péril par ces ces mêmes gaz qui sont responsables du dérèglement climatique et de la fonte des cryosphères. J'ai trouvé cela interpellant, tragique mais poétique. De plus, l'atmosphère n'a pas de mémoire, faite de gaz, ce dernier se mue sans cesse. Le ciel s'appuie sur la calotte glaciaire pour solidifier ses mémoires. L'état des cieux, l'état de l'atmosphère se cristallise dans le temps, grâce aux glaces, sous forme de bulles d’air emprisonnées dans les strates. C'est ce que les scientifiques cherchent à comprendre depuis un siècle, ces bulles qui ravivent l'histoire de l'atmosphère dans l'espoir de comprendre le fonctionnement systémique de la Terre. Il y a une beauté tragique à l’idée que la mémoire du ciel soit en train de fondre. Je me suis beaucoup intéressé aux cycles chimiques des matières. Plus précisément au cycle du carbone, auquel nous contribuons grandement en brûlant des combustibles fossiles depuis la révolution industrielle, mais également à travers nos respirations. 8% des émissions de l'humanité sont des expirations. Évidemment, si nous n'avions pas les 92 % restants, les 8 % ne serait pas un problème. Nous sommes huit milliards de personnes.

J’aime l'idée que nous faisons partie de cet organisme qu'est la Terre. Par la combustion de matières fossiles souterraines, nous libérons les fantômes d'anciennes atmosphères. Le carbone est piégé et comprimé dans ces matériaux. Ce carbone a été séquestré trois cents millions d'années plus tôt. Pensez à l'hégémonie botanique du Carbonifère. Les plantes sont sorties de l'eau, ont conquis le littoral et se sont emparé de la Terre. Ce faisant, elles ont modifié le climat... Les plantes sont intéressantes car, contrairement aux animaux qui s'adaptent à leur environnement, les plantes, pionnières, le modifient. Nous sommes le premier animal à essayer de faire en sorte que notre environnement s'adapte à nous. Les plantes, il y a des millions d'années, étaient si efficaces dans leur façon de conquérir le monde qu'elles ont perturbé le climat. Elles ont retiré trop de carbone de l'atmosphère et ce faisant elles ont refroidi la surface de la Terre. Tout ce carbone est resté là, enseveli pour des millions d´années, puis la période très stable de l'Holocène est passée, et l’homme, un singe qui s'était dressé sur ses pattes arrière pour voir l´horizon au-dessus des brindilles de la savane africaine, à un moment donné, a compris qu'il pouvait brûler les restes du passé pour alimenter son avenir.  

 

En travaillant avec des scientifiques qui éliminent le carbone de l'atmosphère, je suis allé sur la calotte glaciaire pour exploiter le ciel. J'aime la notion de ce vecteur qui crée cette tension entre le ciel et le sol. Le ciel devenant le sol à travers la calotte glaciaire et la Terre devenant ciel par la combustion de matières premières par les humains.

Julian Charrière

 

Le projet porte donc sur ce pont entre ces trois cents millions d'années, et la Terre qui rejoue la même histoire à l'envers. J'ai essayé d'inverser le principe de l'exploitation minière. En travaillant avec des scientifiques qui séquestrent le carbone de l'atmosphère, je suis allé sur la calotte glaciaire pour miner le ciel. J'aime la notion de ce vecteur qui crée cette tension entre le ciel et le sol. Le ciel devenant le sol à travers la calotte glaciaire, et la Terre devenant ciel par la combustion de matières premières par les humains. On creuse la matière. On la brûle et le sol devient ciel d'un autre côté. J'ai donc miné le ciel au-dessus de la calotte glaciaire pour obtenir du carbone - le carbone qui est l'Alzheimer de la mémoire du ciel - mais ce n'était pas suffisant. Je voulais aussi impliquer une communauté. J'ai donc décidé de recueillir des expirations. Cela me plaisait particulièrement car pendant le Covid, l'air est devenu comme illégal. J'ai demandé aux gens de m'envoyer leurs expirations dans des ballons à mon studio à Berlin. J’ai donc recueilli toutes ces respirations, isolé le carbone. Puis, par un processus de vaporisation, j’ai transformé ce carbone en diamants. J'ai créé des diamants ! Mais les diamants ne sont faits de rien — juste de la combinaison du carbone séquestré de l'atmosphère sur la calotte glaciaire et de ces respirations. J'ai ensuite pris les diamants et je les ai ramenés sur la calotte glaciaire pour les jeter dans un moulin glaciaire, dans un geste réconciliateur... Le moulin, est un trou, un orifice dans lequel les mémoires célestes liquéfiées disparaissent à jamais. Les diamants ont joué le rôle d´offrande, $ je ne voulais pas les garder, les chérir mais les offrir, m´en libérer, car si vous voulez comprimer les problèmes de la société capitaliste tardive dans une pierre précieuse, un diamant est parfait.
 
Comment êtes-vous devenu artiste ?
JC — 
J'ai toujours aimé faire de l'art, construire des choses et faire des expériences, mais je ne me suis jamais imaginé devenir un artiste. Au lycée, j'ai eu beaucoup de chance, j'avais pour professeur l'artiste suisse Massimo Furlan, dont le travail se situait entre la performance et le théâtre. Massimo a donc été ma porte dérobée dans ce monde. Très tôt, j'ai compris qu'être un artiste me donnerait la liberté de travailler différents sujets sans être lié à une seule discipline. Seule la signification d’être un artiste, comment en vivre et en survivre sont des choses dont je n'avais pas encore conscience. 

 

Je reviens à peine du nord du Groenland où j’accompagnais un groupe de scientifiques, la « Leister Expedition Around North Greenland », dont le but était de se rendre dans les régions les plus reculées du nord, afin de recueillir des échantillons de certains des plus vieux permafrosts au monde.

Julian Charrière

 

Comment travaillez-vous ? 
JC — 
Ma pratique en tant qu'artiste est très diversifiée. D'un côté, il y a le studio à Berlin, structure stable et organisée. De l’autre, je travaille beaucoup sur le terrain, cela peut être au Groenland, en Éthiopie, en Sicile…. Partout mais toujours en contact étroit avec le paysage, le territoire, les matières brutes. Je reviens à peine du nord du Groenland où j’accompagnais un groupe de scientifiques, la « Leister Expedition Around North Greenland », dont le but était de se rendre dans les régions les plus reculées du nord du Groenland afin de recueillir des échantillons de certains des plus vieux permafrosts au monde. J’étais invité en tant qu’artiste, un genre de résidence artistique en expédition.

 

J'aime m'engager dans l'intervalle entre la manière dont nous représentons ou dont nous projetons nos connaissances sur un certain objet et l'objet lui-même. Prenez par exemple l'atoll de Bikini et les essais nucléaires qui s’y sont déroulés. C’est sans doute l‘atoll le plus photographié au monde et faisant ainsi partie d´une mémoire visuelle collective. Pourtant, personne ne sait où il se trouve sur la carte… Il y a un énorme écart entre la réalité physique de ce lieu et son mode de représentation. Il y a donc deux Bikini : un univers imaginé fantasmagorique et un atoll perdu au milieu de l’océan Pacifique. Avec les pôles, c'est la même chose. Tout le monde pense connaître le pôle Nord, le pôle Sud, la région arctique. Nous avons été en quelque sorte surexposés à un certain type d’images qui nous racontent ces endroits, et ces images créent une réalité visuelle que nous partageons, une projection culturelle biaisée et subjective, un tissu narratif flexible et subjectif toujours réinventé selon les lieux, temps et cultures. Je dirais qu'en tant qu'artiste, j'aime appréhender l'art comme un outil pour parler de grandes abstractions, et celles-ci peuvent être des échelles de temps ou le changement climatique par exemple. L'art a la possibilité de rendre compte de choses que l'on ne peut normalement pas appréhender, qui transcendent une simple connaissance ou compréhension raisonnée.

Comment le monde naturel et géophysique est-il devenu une pièce maîtresse de votre travail ? 
JC — 
Il a toujours été présent. Lorsque j'ai commencé à étudier l'art, j'étais à Sierre, une partie des Alpes qui se trouve vraiment au milieu d'une grande vallée. Très tôt, j'ai commencé à sortir de l´atelier.  Je me suis  intéressé à notre rapport à l´espace, au monde qui nous traverse et que nous traversons. Travailler sur le terrain, dans le paysage, avec la matière est devenu l'un des moteurs de ma démarche. En étudiant, j’ai appris que dans les années 1960 des artistes ont revendiqué comme de l'art le fait de marcher, d’autres le fait de creuser avec des pelles mécaniques et des bulldozers au milieu du désert. Un moment important pour moi a été la venue d'Ólafur Eliasson à l'école d'art dans laquelle j'ai passé quatre ans à Berlin. Je savais déjà qui il était, car j'avais vu des photos de sa fameuse installationThe Weather Project, pour le Turbine Hall de la Tate Modern de Londres (2003, ndlr). L´idée était vraiment la construction d'une communauté artistique – presque un peu dans un esprit années 1960, un peu hippie. Nous avons aussi voyagé en tant que classe avec mes amis. Après le printemps arabe, nous avons circulé en voiture de la Jordanie à l'Éthiopie. En route, nous essayions toujours de créer quelque chose qui témoignerait du voyage - une œuvre d'art, un journal, un carnet de voyage, une traduction de nos déplacements dans des espaces. Mon espace de réflexion est quelque part dehors. Je m'engage avec le paysage - la plupart du temps, j'ai une intuition. Il s'agit de savoir où l'endroit résonne vraiment et a sa propre voix. Ensuite, j'essaie de cristalliser ou de précipiter cette intuition dans un projet artistique

 

L'art a la possibilité de rendre compte de choses que l'on ne peut normalement pas appréhender, qui transcendent une simple connaissance ou compréhension raisonnée. 

Julian Charrière

 

Vous travaillez avec une grande variété de matériaux. Y a-t-il une règle dans le choix de vos matériaux ? 
JC — 
Il n'y a pas de règle. Tout comme les lieux, les matériaux sont chargés culturellement. Ils ont des histoires en eux, cachées au fond d'eux-mêmes. Parfois, les histoires sont si fortes, si denses, qu’elles sont la seule chose qui existe encore. Mais alors vous pouvez forer et essayer de ramener une partie de la réalité de la matérialité dans l'espace. L'obsidienne par exemple est le premier minéral déplacé par les humains... Avec la glace, j'ai remarqué qu'elle devient noire et blanche, ou blanche et noire. Tout cela devient une carte mentale. Un ensemble complexe de points que j'essaie de cartographier. À la toute fin, ces recherches se déploient tel un cosmos où je rassemble des éléments et différents médias pour lier l’histoire de ces mondes. L'exposition en est la phrase.

 

Mon espace de réflexion est quelque part dehors. Je m'engage avec le paysage – la plupart du temps, j'ai une intuition. Il s'agit de savoir où l'endroit résonne vraiment et a sa propre voix. Ensuite, j'essaie de cristalliser ou de précipiter cette intuition ou de créer une œuvre.

Julian Charrière


Y a-t-il une œuvre d'art qui a été importante pour vous ? 
JC — 
L'une des œuvres d'art qui m'a le plus marqué en tant qu'étudiant est la célèbre Spiral Jetty de Robert Smithson. Ayant lu ses écrits au début de mes études, j'aimais son engagement un peu agressif avec le paysage, tout en parlant d'écologie et de durabilité. Même si ce n'est pas l'axe que certains lisent, c'est ainsi que je l'ai interprété et cela m’a beaucoup influencé, conforté dans mes démarches en cours. J'ai apprécié son approche presque fitzcarraldienne, intervenir dans l’immensité du désert nord-américain. C'était un rêve de longue date pour moi d'aller la voir, mais c'était plus petit qu’imaginé !
 
L'anthropocène est très important dans votre travail… 
JC — Je ne suis pas intéressé par le mot lui-même, je laisse cette discussion aux universitaires. Cela dit je fais partie d'un projet appelé « The Anthropocene Project ». Il s'agit principalement de géologues et de stratigraphes qui veulent définir l'anthropocène afin d'avoir un point de référence auquel se mesurer. Évidemment, mon travail touche souvent ce sujet d’une humanité devenue la principale force géologique à l’œuvre, et de la façon dont nous gravons notre présence dans le futur depuis l'avènement de l'isotope et de la bombe atomique. Il est important de comprendre ce que notre présence signifie pour la planète afin d’en adapter notre comportement.

Votre travail est-il politique ?
JC — 
Je pense que tout art est politique. Dès que vous placez quelque chose dans l'espace public, cela devient politique. La question est de savoir s'il s'agit d'un « engagement » politique ou d'un activisme. Ma pratique aborde et traite de questions qui nous impactent tous, certains d'entre nous plus que d’autres. Mon travail est par conséquent politiquement engageant, sans être foncièrement politiquement engagé. J'espère que si vous vous rendez dans un musée, c’est pour être déstabilisé, interpellé, stressé d'une certaine manière par des choses que vous ne connaissez pas, que vous essayez de comprendre et de leur donner un sens. Nous avons tous un rôle à jouer dans la transformation de la société. Je pense que bien souvent les artistes sont des pionniers, que leur travail et leur présence contribuent à changer la société, mais dans une temporalité très différente. L'art en tant qu’agent de transformation est plus lent. Aujourd’hui l’accès à l'information est si rapide qu’il a un effet débilisant. Au lieu de réfléchir, de s’interroger, nous demandons tout à nos téléphones, à Google. Les algorithmes remplacent peu à peu notre aptitude à réfléchir. Avec une exposition, on est dans l’incertitude. L’art est un agent de co-création de la réalité dans laquelle la société évolue : co-créer avec de nouveaux acteurs. Nous ne sommes qu'une infime partie, surtout à l'heure actuelle, dans un monde qui devient de plus en plus visuel, et dans lequel les arts se démocratisent. Aussi l’art devient de plus en plus important.

 

Au lieu de réfléchir, de s’interroger, nous demandons tout à nos téléphones, à Google. Les algorithmes remplacent peu à peu notre aptitude à réfléchir. Avec une exposition, on est dans l’incertitude. L’art est un agent de co-création de la réalité dans laquelle la société évolue.

Julian Charrière


En quoi croyez-vous ?  
JC — 
Je crois en l'art qui peut donner un sens aux faits. Je crois aussi en la science. Je crois que nous pouvons apprendre de la science. Mais je ne suis pas vraiment un croyant. Je suis probablement plus un nihiliste qu'un croyant. Je crois que rien n'est jamais créé ni perdu, mais se trouve dans un état perpétuel de changement et de transmutation. C'est parfois en se perdant dans les méandres du temps cristallisé sur une roche que l'on commence à comprendre les forces en jeu. Je pense qu’aujourd'hui, il est urgent de réapprendre à appréhender le monde à travers la lentille du temps lent, et le regard d'un morceau de gneiss pourrait nous aider à calibrer notre vision du monde afin de mieux comprendre et d'accommoder des échelles de temps disparates.
 
Qu'est-ce que cela signifie pour vous d'exposer au Centre Pompidou avec ces trois autres artistes ? 
JC — 
Évidemment, cela signifie beaucoup d'exposer au Centre Pompidou. J'ai grandi en Suisse romande, de mère française et de père suisse. Je passais régulièrement par Paris, pour moi, c'est le summum des musées. Il y avait le Louvre et le Centre Pompidou. J'y ai déjà présenté des œuvres dans le cadre d'expositions collectives, mais c'est évidemment très différent d'avoir une salle entière pour soi. Cette année, la sélection d'artistes pour le prix est très éclectique mais extrêmement intéressante. Je suis très heureux d'exposer avec eux. ◼ 

Prix Marcel Duchamp 2021
Julian Charrière, Isabelle Cornaro, Julien Creuzet, Lili Reynaud Dewar

Du 6 octobre 2021 au 3 janvier 2022 
Galerie 3 et 4

 

Crée en 2000, pour mettre en lumière le foisonnement créatif de la scène artistique française, le prix Marcel Duchamp a pour ambition de distinguer les artistes les plus représentatifs de leur génération et de promouvoir à l’international la diversité des pratiques aujourd’hui à l’œuvre en France. 

 

Ce partenariat fidèle entre l’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l’art français) et le Centre Pompidou s’inscrit résolument dans une volonté de mettre en valeur la scène française auprès du plus grand nombre et d’affirmer le nécessaire soutien à ces artistes dans un contexte d’autant plus marqué par la pandémie.