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Portrait de Camille Froidevaux par Aglaé Bory

La « bataille de l'intime », par la philosophe Camille Froidevaux-Metterie

Philosophe et professeure de science politique, Camille Froidevaux-Metterie est l'autrice de Seins. En quête d'une libération (2020) et du passionnant essai Un corps à soi (2021). Elle consacre ses recherches aux mutations de la condition féminine consécutives au tournant de l’émancipation féministe et les aborde dans une perspective phénoménologique, qui place le corps au centre de la réflexion. Corps, genre, #MeToo : entretien éclairant.

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Depuis son ouvrage Le Corps des femmes. La bataille de l'intime (2018, réédition Points Seuil 2021), la philosophe Camille Froidevaux-Metterie rend compte du récent mouvement de réappropriation par les femmes de leur corps, qu'elle nomme le « tournant génital du féminisme ». Après Seins. En quête d’une libération (Anamosa 2020), passionnante enquête sociologico-photographique sur les rapports à la fois conflictuels et intimes qu'entretiennent les femmes avec leurs seins, elle publie Un corps à soi (Seuil, 2021), un essai pivot. Et en 2023, elle signe Un si gros ventre. Expériences vécues du corps enceint (Stock, 2023). Corps, genre, #MeToo : entretien éclairant.

Pour vous, la nouvelle bataille, le nouvel enjeu, c’est le corps, la corporéité féminine, dans ce que vous appelez le « tournant génital du féminisme », expliquez-nous… 
 
Camille Froidevaux-Metterie — Le corps des femmes est l’objet du féminisme depuis les origines, ou presque. Il a notamment été au cœur de la deuxième vague des années 1970, via les combats pour les droits procréatifs et la libération sexuelle. Mais les thématiques corporelles ont ensuite été recouvertes par d’autres préoccupations liées à la féminisation massive de la vie sociale et professionnelle. Tant et si bien qu’au début des années 2000, le corps féminin n’était plus un objet ni de la pensée ni des luttes féministes. Plus encore, il souffrait de son assimilation un peu trop définitive à la domination masculine ; s’y intéresser dès lors, c’était tomber du mauvais côté du féminisme, dans le différentialisme ou, pire encore, dans l’essentialisme. 


Or depuis le début des années 2010, nous vivons une dynamique intense de réinvestissement de ces sujets incarnés par une nouvelle génération de féministes. Peu à peu, on a vu apparaître des revendications ayant trait au corps des femmes dans ses dimensions les plus intimes : règles et endométriose, violences gynécologiques et obstétricales, organes génitaux et sexualité, violences sexistes et sexuelles… C’est ce que j’ai appelé le tournant génital du féminisme dans mon livre Le Corps des femmes. La bataille de l’intime.  

 

Depuis le début des années 2010, nous vivons une dynamique intense de réinvestissement de ces sujets incarnés par une nouvelle génération de féministes. Peu à peu, on a vu apparaître des revendications ayant trait au corps des femmes dans ses dimensions les plus intimes. C’est ce que j’ai appelé le tournant génital du féminisme.

Camille Froidevaux-Metterie


Ce qui se joue aujourd’hui, c’est la mise au jour de ce scandale de l’objectivation du corps féminin par-delà l’émancipation sociale des femmes. Tout s’est passé comme si les droits conquis et les places obtenues de haute lutte leur avaient été en quelque sorte concédés pour peu qu’elles demeurent bien toujours des corps « à disposition ». Il faut donc aujourd’hui approfondir la dynamique de libération jusque sur le terrain intime de la vie sexuelle. De ce point de vue, #MeToo n’est pas une déflagration surgissant de nulle part dans le ciel féministe, c’est un moment paroxystique au sein de cette bataille de l’intime, certes, mais il participe d’un processus d’ensemble qu’il faut saisir dans sa globalité. Nous vivons sans doute un grand moment dans l’histoire du féminisme, le moment de la lutte pour la dés-objectivation du corps féminin. 

Vous avez notamment étudié dans votre livre Seins comment le corps de la femme ou de la fille est souvent à l’origine de son aliénation, quelle est votre analyse ?

 

Camille Froidevaux-Metterie — Le corps des femmes est le socle même de leur aliénation depuis l’aube des temps, depuis que les femmes ont été réduites aux deux fonctions sexuelle et maternelle, cantonnées pour cela dans la sphère privée de la vie familiale. On pourrait croire que les choses ont changé dans nos sociétés soi-disant émancipées, ce n’est pas le cas. Dès que le corps de la fille se sexue, dès que les seins poussent et que les règles apparaissent, il est immédiatement sexualisé, c’est-à-dire appréhendé comme un objet sexuel.  


Tout au long de leur vie, les femmes ont à vivre dans un corps pour autrui, un corps qu’elles doivent modeler pour souscrire aux injonctions esthétiques, un corps qu’elles doivent abandonner dans les mains des médecins quand elles sont enceintes ou malades, un corps qu’elles doivent s’efforcer de maintenir aussi jeune et ferme que possible pour demeurer désirables. En un mot, elles sont dépossédées de leur corporéité.  


Mon projet, c’est de penser le corps des femmes en le dégageant de cette gangue d’aliénation pour en faire un vecteur privilégié de l’émancipation. Contre une certaine vulgate féministe qui considère que les sujets corporels ré-enferment les femmes dans leur « nature », je soutiens que nous sommes nos corps et devons les réinvestir comme pour les subjectiver et les arracher à leur séculaire objectivation. 
 
Vous parlez de « notion-piège de féminin », et vous dites que celle-ci renvoie bien plus au corps qu’aux femmes, que voulez-vous dire ?  
 
Camille Froidevaux-Metterie — Le féminin a longtemps été assimilé à la féminité, or ce n’est pas la même chose selon moi. La féminité renvoie à un ensemble de dispositions considérées comme étant indissolublement attachées à la condition féminine. Elle recouvre une triple injonction : disponibilité sexuelle, dévouement maternel et subordination sociale. Le mot de féminité condense en somme le projet patriarcal tel qu'il est imposé aux femmes depuis les origines, à savoir un pseudo destin corporel placé sous le signe de l'infériorité et de l’asservissement. 

 

Le féminin a longtemps été assimilé à la féminité, or ce n’est pas la même chose selon moi. La féminité renvoie à un ensemble de dispositions considérées comme étant indissolublement attachées à la condition féminine. Elle recouvre une triple injonction : disponibilité sexuelle, dévouement maternel et subordination sociale.

Camille Froidevaux-Metterie


Le féminin n'est pas assimilable au corps tel que présentant des caractéristiques sexuées féminines (seins, vulve, clitoris, vagin) et éprouvant les mécanismes physiologiques qui y sont associés (ovulation, règles, gestation, allaitement). Il n'est pas réductible non plus aux processus de socialisation genrés qui enferment les femmes dans des fonctions et des dispositions impératives. Ni condition culturelle ni réalité naturelle, le féminin conjugue en quelque sorte ces deux aspects sans s'y réduire. Je propose de le définir comme un rapport à soi, aux autres et au monde, qui passe nécessairement par le corps et qui se trouve de ce fait déterminé par lui. Tous les jours de l'année, tout au long de leur vie, les femmes sont leur corps. Rien de ce qui fait leur existence ne se conçoit indépendamment de cette nécessaire incarnation, que ce soit ce qu'elles pensent d'elles-mêmes, les projets qu'elles forment, les attentes qu'elles nourrissent, que ce soit les relations qu'elles entretiennent, amoureuses, amicales, familiales, professionnelles, que ce soit la place qu'elles occupent dans la société, dans l'espace public, dans le monde du travail. Lorsque je parle de corps féminin, c’est en référence à cette dimension simultanément existentielle et sociale de la corporéité pour les femmes. Il faut bien le comprendre : pour être féminin, un corps n'a pas besoin de seins ni de règles, il n'a qu'à éprouver ce rapport si singulier au réel et à l'imaginaire qui passe nécessairement pas le corps.  
 
Dans les années 2000, la lutte pour l’émancipation s’est beaucoup ancrée autour des questions de genre et d’assignation genrée, de quelle manière cela fait-il avancer la cause des femmes ?  
 
Camille Froidevaux-Metterie — La portée de la notion de genre est considérable : elle rend possible le repérage des mécanismes qui entretiennent et perpétuent l'assignation des individus à des représentations et à des fonctions soi-disant féminines et masculines. Mais elle comporte aussi une forme d’impasse. En entreprenant de déconstruire la binarité des sexes et des rôles genrés, les théoriciennes du genre et du queer ont en effet renforcé la définition du corps féminin comme vecteur d'aliénation en faisant des modalités corporelles de l'existence des femmes cisgenres et hétérosexuelles les ressorts insupportables de leur condition de minoration et d’infériorité. 

 

Tout l’enjeu du moment où nous sommes, c'est de parvenir à penser la corporéité  féminine dans le cadre nouveau de la fluidité des genres et du refus des assignations, tout en tenant bon sur le versant de la matérialité incarnée de nos existences.

Camille Froidevaux-Metterie


Tout l’enjeu du moment où nous sommes, c'est de parvenir à penser la corporéité féminine dans le cadre nouveau de la fluidité des genres et du refus des assignations, tout en tenant bon sur le versant de la matérialité incarnée de nos existences. Je propose de le faire en mobilisant la notion de singularité sexuée, qui permet d’envisager le corps comme étant le produit de notre volonté propre de le choisir, en toute conscience des déterminations qui pèsent sur lui. C’est en quelque sorte le projet même du féminisme : faire en sorte que les femmes ne soient plus définies par leur corps et qu’elles l’éprouvent comme un corps-sujet pleinement investi. ◼