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Roy Lichtenstein, "Modular Painting with Four Panels, #4", 1969 - repro oeuvre

Matisse vu par... Roy Lichtenstein

(1/3) En 1974 et 1975, l'historien de l'art Jean-Claude Lebensztejn rencontrait parmi les artistes contemporains américains les plus influents de l'époque, avec une seule question : quelle était l'influence d'Henri Matisse sur leur travail ? Éléments de réponse avec Roy Lichtenstein.

± 7 min

Pourquoi avez-vous utilisé La Danse de Matisse dans vos Studios ?

Roy Lichtenstein — Lorsque j’ai commencé à faire des natures mortes, j’ai regardé les natures mortes d’autres artistes et j’ai pensé à Matisse. Puis, j’ai commencé à réaliser des natures mortes plus directement adaptées de Matisse. Mais je crois que je suis avant tout intéressé par la contradiction stylistique entre nous. Matisse était si occupé par un type d’effet presque entièrement antithétique au mien : son intérêt pour la qualité de la couleur. Je ne crois pas que nous soyons fondamentalement différents, mais en matière de style – le traitement de la touche et des matériaux, son sens de la ligne – lui et moi sommes presque totalement opposés.

 

Voyez-vous votre peinture comme une dérision de Matisse ?

RL — Non, non, pas du tout. Je crois plutôt avoir travaillé avec l’image populaire de Matisse, comme j’avais pu le faire pour la version popularisée de Picasso. Lorsque j’utilise une peinture de Matisse ou de Picasso, je ne crois pas que je me confronte véritablement à cette peinture en particulier. Je sais qu’il y a une ressemblance, et que les gens reconnaîtront un Matisse. Mais je ne pense pas que je parodiais un véritable Matisse.

 

Vous parodiez plutôt la mauvaise reproduction d’un Matisse ?

RL — Oui, c’est plutôt quelque chose de cet ordre-là. Je réalise une peinture à partir de l’image particulière que je me fais de Matisse.

 

Mais dans vos précédents travaux réalisés à partir d’autres peintres, il y a les points benday qui renvoient aux pixels d’une photographie imprimée.

RL — Oui. Et les hachures, les lignes parallèles et tout ce qui se trouve dans mes nouveaux tableaux sont censés faire la même chose. C’est censé donner l’impression d’un faux, et je crois que c’est bel et bien l’effet que cela produit.

Pourquoi étiez-vous intéressé par le regard commercial sur l’art ?

RL — Eh bien, je crois que c’était une façon de présenter mon travail, comme Matisse avait pu adopter pour ses œuvres le style, disons, de Delacroix ou un style d’inspiration marocaine, ou que sais-je ?, qui était une sorte de fantasme. L’art commercial présentait tout ce qu’il nous fallait pour promouvoir une nouvelle forme de peinture qui paraîtrait intéressante. Cet art avait la qualité de l’impression directe, de la production de masse, il n’était pas cubiste, et la couleur se trouvait à l’intérieur des lignes, afin qu’elle ne déborde pas sur les bords lors de l’impression. L’art commercial avait pu créer des images grâce à la simplicité des machines à imprimer – des dessins humoristiques et toutes ces choses imprimées sur les côtés des boîtes en carton, imprimés grossièrement. L’art commercial offrait tout ce dont j’avais besoin. Il y a deux ans, j’ai commencé des tableaux dans lesquels j’incorporais mes propres peintures, ils étaient semblables aux ateliers de Matisse. Il existait une différence importante qui est particulièrement manifeste dans Look Mickey : lorsque, comme Matisse, je reproduis une de mes peintures dans un tableau, la différence est que si chez lui comme chez moi la peinture représentée se fond dans la totalité du tableau, pour ne pas le dominer, c’est bien plus le cas chez lui. Pour ma part, je voulais qu’on perçoive ces peintures comme des tableaux en eux-mêmes à l’intérieur de la toile, de façon à créer de la confusion. Il n’y a pas de retrait dans mon travail, pas de modulation ou de subtilité dans la ligne, ainsi la peinture-d’une-peinture ressemble exactement à la peinture qu’elle remploie. Bien entendu, ce n’est pas vrai d’un grand nombre de représentations de peintures murales – y compris de la Renaissance – où il y a toujours un retrait signalé par une modulation, ou toute autre façon de montrer que la peinture représentée n’est pas collée à même l’image. J’aime que chacune de mes peintures ait une qualité bien à elle à l’intérieur même du tableau et qu’en parallèle, tout concoure à ne former qu’une seule peinture. Je crois qu’il s’agit là d’une différence importante avec Matisse, même s’il est probable que Matisse ait eu un intérêt pour les mêmes choses puisque ses tableaux étaient plutôt sans nuance pour l’époque. C’est-à-dire que vus depuis notre époque, ses tableaux semblent très audacieux, dynamiques et lumineux, mais ils ne sont pas aussi – enfin, ils ne paraissent pas aussi frustes qu’ils devaient certainement l’être à l’époque de leur création. Certains d’entre eux ont de toute évidence acquis une qualité très muséale, alors que c’est loin d’être le cas pour d’autres.Et si nous avons souvent tendance à voir dans Matisse les caractéristiques européennes et picturales [painterly] par excellence, il tentait certainement à son époque d’affirmer quelque chose d’aussi vif, impertinent, franc et direct que possible. À son époque, on devait le voir comme un coloriste. Dans un sens, cela supposait d’éliminer les jeux d’ombre et de lumière, et toute modulation afférente. Et ce côté franc et direct, que tout le monde vit et remarqua chez lui, a dû être aussi choquant que le sont nos propres travaux quand nous pensons être directs.

Dans la peinture de Matisse dont semble être adaptée votre Still-Life with ‘The Dance’ [Nature morte avec « La Danse »], Matisse utilise sa première version de La Danse, celle de New York ; mais vous avez choisi la seconde version, celle de Leningrad.

RL — C’est vrai ? Bon alors d’accord. Mais, je l’ai peinte à partir d’un livre.

 

Mais vous avez alors combiné La Danse reproduite dans un livre à la composition de Matisse qui inclut La Danse. Ce n’était pas votre intention ?

RL — J’ai vu ce tableau et je savais qu’il l’avait peint, mais je ne faisais pas particulièrement référence à cette peinture-là. Je crois que Matisse a exécuté nombre de toiles avec La Danse en arrière-plan. 

 

Mais l’une d’entre elles est très proche de la vôtre dans sa composition même.

RL — Vraiment ? Je n’ai pas véritablement regardé ces peintures. Enfin, c’est certainement parce que j’avais vu beaucoup de tableaux de Matisse. Tout le monde est influencé par Matisse, à des degrés divers. C’est aussi une influence dont tout le monde cherche à se débarrasser. Je crois qu’il se produit la même chose avec Picasso, sa peinture est si envahissante qu’au début des années 1960 il était tout bonnement nécessaire de se rebeller contre ce type de peinture. Il va sans dire que de bien des façons Picasso et Matisse sont différents l’un de l’autre, mais d’un autre côté, ils représentent encore la peinture européenne : une touche caractéristique, ou quelque chose qui fait très peinture. D’une certaine manière, ils définissent ce qu’est la peinture. Et je crois que c’est pour cette raison que l’on s’ingénie à les fuir. Les expressionnistes abstraits ont tenté de leur échapper. Mais au bout du compte, je crois qu’ils n’ont fait que se rapprocher d’eux, c’est ce qui se produit inévitablement quand on cherche à fuir. Mondrian, quant à lui, opta pour les éléments cubistes les plus abstraits en partie pour échapper à cet effet de touche. Mais Mondrian et Malevitch et d’autres artistes étaient en prise sur la technologie et la pensée moderne. En tous les cas, j’aime parodier l’idée de sortir de la peinture. Je sais bien tout ce que la pensée moderne peut avoir de stupide, ou ce que l’on retire de la technologie, parce qu’il faut voir ce que cela a donné. Je crois toujours en la technologie, c’est peut-être réactionnaire, en ce que je crois qu’elle finira par résoudre nos problèmes si elle ne nous tue pas, mais je ne prends pas très au sérieux la relation entre la peinture et toutes ces idées, qui sont devenues banales. Il y a des problèmes des deux côtés : la peinture de Matisse a des aspects petits-bourgeois un peu irritants, mais on peut aussi voir dans la peinture abstraite des aspects appuyés et quasi-fascistes. Donc, bien que je sois plus proche de la peinture en tant que telle qu’avec l’art strictement abstrait – particulièrement lorsqu’il est lié à telle ou telle idéologie politique – c’est peut-être la raison pour laquelle je me retrouve à parodier les deux – d’ailleurs je ne sais pas si « parodier » est le mot juste. Je ne crois pas non plus que le nihilisme soit la solution pour quoi que ce soit.

 

Tout le monde est influencé par Matisse, à des degrés divers. C’est aussi une influence dont tout le monde cherche à se débarrasser.

Roy Lichtenstein

 

La façon dont vous semblez utiliser Matisse en vidant son œuvre de ses qualités me semble nihiliste.

RL — Oui, je veux bien qu’il ait ses qualités propres, mais je veux que personne ne les perçoive comme des qualités. Je veux qu’on perçoive ces peintures comme si je les avais débarrassées de leur qualité. Je crois que c’est vrai de toutes les peintures que j’ai réalisées – j’ai tenté de retirer tout ce qui pouvait être séduisant. Je crois que je préfère utiliser l’expression « se confronter à » plutôt que le mot « parodie ». Certes, il se peut qu’il y ait de l’ironie, mais lorsque je travaille une peinture, je suis totalement impliqué dans sa réalisation. Et je crois que se cantonner à parodier les choses du passé ou ironiser sur celles-ci relève bien trop de la plaisanterie pour constituer le principe d’une œuvre d’art. Tout ce que vous dites sur le dessaisissement de la qualité de l’œuvre m’intéresse, mais je tente tout de même de maintenir un autre ensemble de qualités qui, je l’espère, ne sont pas ostensibles. Il s’agit d’élaborer quelque chose qui semble totalement dépourvu de pensée, ou stupide, et de tenter de faire que cela marche. En tous les cas, c’est ce à quoi j’aspire… ◼

Retrouver l'intégralité des entretiens menés par Jean-Claude Lebensztejn ici :