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Sur la piste des Isotypes, ancêtres de nos émojis

Créé dès 1925, l'Isotype (pour International System Of TYpographic Picture Education) est un langage visuel, simple et universel. Avec leurs tracés épurés, fortement influencés par l'esthétique du Bauhaus, les pictogrammes inventés par Otto Neurath, Marie Neurath et Gerd Arntz se sont rapidement popularisés, surtout dans le domaine de la signalisation publique et de l'information graphique. Certains sont encore utilisés aujourd'hui ! Avant les émojis, il y avait les Isotypes. Retour sur cette invention qui a changé la face du graphisme.

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Exfiltré en Autriche suite à sa condamnation pour son engagement au sein de la République des conseils de Bavière, le sociologue et théoricien allemand de l’économie sociale, Otto Neurath (né en 1882), s’investit, dès 1920, dans le nouvel Institut de recherche sur l’économie sociale et coopérative, créé à Vienne presque à son intention. À partir de 1923, ses travaux le conduiront à la création d’un nouveau type de musée qui prendra, en 1925, le nom de Gesellschafts- und Wirtschaftsmuseum (GWM) [Musée de la société et de l’économie]. Pour pouvoir s’adresser à la population la plus large possible, et en particulier à la population ouvrière, il invente, avec l’équipe du GWM, avec l’implication décisive de Marie Reidemeister (sa future épouse, ndlr), qui rejoint le musée en 1925, une forme didactique de communication visuelle que Neurath caractérise comme « une écriture de hiéroglyphes compréhensible par tous et pouvant être utilisée en tant que signes universels ».

 

Pour pouvoir s’adresser à la population la plus large possible, et en particulier à la population ouvrière, Otto Neurath invente […] une forme didactique de communication visuelle qu'il caractérise comme « une écriture de hiéroglyphes compréhensible par tous et pouvant être utilisée en tant que signes universels ».

 

La Wiener Methode der Bildstatistik [littéralement, la méthode viennoise de statistique par l’image], renommée sur la suggestion de Marie Reidemeister à partir de 1935, après plusieurs années de collaboration intensive avec l’artiste Gerd Arntz, en utilisant l’acronyme ISOTYPE (International System Of TYpographic Picture Education [Système international d’éducation par les images typographiques]), repose sur l’invention d’une collection de pictogrammes.

 

Réalisés selon la technique du détourage, ces derniers sont associés à un code couleur précis permettant d’identifier toute une série de thématiques récurrentes. Il s’agit d’élaborer une « objectivité démocratique » permettant de créer une base commune d’explicitation de la causalité des phénomènes dans tous les domaines de l’existence, à partir d’une méthodologie fondée sur la comparaison.

 

Réalisés selon la technique du détourage, les Isotypes sont associés à un code couleur précis permettant d’identifier toute une série de thématiques récurrentes.


La mise en place de ce langage unifié est à l’origine d’expositions itinérantes standardisées, produites par le GWM, dont la participation de l’Autriche à l’exposition sur la « Santé, la protection sociale et les exercices physiques » (« Gesundheitspflege, soziale Fürsorge und Leibesübungen », GeSoLei), en 1926 à Düsseldorf, fut la première démonstration à l’étranger. C’est, parallèlement à la GeSoLei, à l’occasion d’une exposition présentant le travail des artistes de la région du Niederrhein (Bas-Rhin), dans laquelle il montrait notamment sa série de bois gravés de 1925 intitulée « Mitropa Mittel-Europa », que Neurath rencontre Gerd Arntz, de dix-huit ans son cadet, par l’intermédiaire du critique d’art munichois Franz Roh, inspirateur de la première exposition sur la Nouvelle Objectivité.

 

Impressionné par la clarté et l’objectivité de son langage figuratif, Neurath fait venir Arntz à Vienne à partir de 1928-1929 comme directeur du département des arts graphiques sociologiques du GWM. Arntz a su, à partir de la production de plus de 4 000 figures, apurer et standardiser le lexique iconographique de la statistique par l’image en usage au GWM au point de lui donner une lisibilité internationale, en introduisant le principe du transfert des dessins par linogravure, ce qui donnera une impulsion décisive à la cohérence et à la qualité graphique de la pédagogie par l’image.

Arntz comptait parmi les membres des artistes progressistes de Cologne, dont le projet fondateur est la publication de la série de dessins de Franz Wilhelm Seiwert, Sieben Antlitze der Zeit [Sept visages du temps] dans Die Ziegelbrenner (1921). La caractéristique du travail de ce groupe d’artistes, dont la particularité du dessin a été parfois résumé par l’expression « constructivisme figuratif », était de produire des représentations typologiques des différents types sociaux que l’on retrouvera dans le portfolio de Gerd Arntz, Zwölf Häuser der Zeit [Douze maisons du temps] (1927), et dans le projet du photographe August Sander, Antlitz der Zeit: Sechzig Fotos deutscher Menschen [Visage de ce temps. Soixante photographies d’Allemands], publié à Munich en 1929.


Le portfolio sur les « Douze maisons de notre temps », réalisé en 1927 alors que s’initiait à longue distance la collaboration avec Otto Neurath, est intéressant en tant qu’exemple de « graphisme social ». Ces douze images d’institutions représentatives de la vie collective qui contribuent à la reproduction de l’ordre social non seulement présentent une coupe analytique de la société contemporaine, mais montrent la différence entre les approches professionnelles de l’architecture produites au même moment dans le contexte des Congrès internationaux de l’architecture moderne (créés en 1928), et cette « sociologie de l’architecture » développée dans une perspective révolutionnaire.

 

Cependant, c’est la publication en 1930 des 100 planches de l’atlas à caractère encyclopédique Gesellschaft und Wirtschaft. Bildstatistisches Elementarwerk [Société et économie. Statistiques élémentaires en images], mettant en interrelation, sur le mode de la « mosaïque », les éléments constitutifs d’une histoire sociale et économique mondiale des formes de production, des systèmes de société et du développement culturel, visualisés de manière systématique à travers des diagrammes facilement lisibles et identifiables, qui constitue la première apogée de la réussite de cette collaboration.

 

L’objectif commun de Neurath et d’Arntz n’était pas uniquement d’informer, il était fondamentalement politique.


L’objectif commun de Neurath et d’Arntz n’était pas uniquement d’informer, il était fondamentalement politique. Comme l’écrit Hadwig Kräutler, il s’agit, pour l’un comme pour l’autre, de développer une forme nouvelle de production objective du savoir qui, « d’instrument d’intimidation dans les mains de la bourgeoisie devait se transformer en un instrument d’auto-apprentissage pour le prolétariat dans le contexte de la lutte des classes révolutionnaire ».

 

À la mort d’Otto Neurath en 1945, Marie Reidemeister, devenue Marie Neurath, continua sans relâche ce travail dans le contexte de la reconstruction de l’après-guerre. Pour elle, il ne faisait pas de doute que le type d’expositions réalisé selon les grands principes mis en place par l’Isotype gardait toute sa pertinence dans « la période actuelle de planification démocratique », « en fournissant des informations impartiales à partir desquelles chacun peut tirer ses propres conclusions ». ◼