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Tatiana Trouvé, l'artiste est son double

Sculptures, dessins, installations : avec « Le grand atlas de la désorientation », l'artiste franco-italienne Tatiana Trouvé s'empare de l'espace de la Galerie 3 et propose une exposition-monde, un voyage intérieur comme une carte des rêves. Une immersion inédite dans l'imaginaire poétique d'une artiste majeure de la création contemporaine. Présentation.

± 4 min

Qu’une artiste nous invite à nous perdre, c’est bien le moins qu’on puisse attendre lorsqu’elle se nomme Trouvé. Avec « Le grand atlas de la désorientation », Tatiana Trouvé, née en 1968 à Cosenza (Italie) et vivant aujourd’hui à Montreuil, tient haut la main la promesse annoncée par le titre de son exposition. « Désorientation » est un terme aux connotations à la fois spatiales et psychiques, qui désigne ce qui, dans tous les sens, nous rend déboussolés. S’ouvrant par From March to May, un ensemble de dessins exécutés sur des « Unes » de journaux du monde entier pendant le premier confinement sanitaire de l’année 2020, l’exposition mêle d’emblée éclatement des repères géographiques et désarroi, voire détresse.

 

Qu’une artiste nous invite à nous perdre, c’est bien le moins qu’on puisse attendre lorsqu’elle se nomme Trouvé.

 

Elle se distingue aussi par la manière dont l’artiste s’est emparée de la galerie qui lui était proposée et en a fait un environnement total, bordé sur deux côtés par de grandes tentures qui filtrent la lumière extérieure et pourvu d’un sol nouveau en un matériau composite alliant bois et ciment. Sur ce sol ponctué d’inclusions minérales colorées ont été tracés de vastes diagrammes tourbillonnants qui s’inspirent du relevé de divers trajets organiques, animaux ou humains. La surface sur laquelle nous nous déplaçons constitue ainsi elle-même la figure d’un décentrement radical.

Au sein de cet espace ouvert sont présentés des dessins de dates et de dimensions variables, dont certains suspendus dos à dos, et plus ou moins haut, tels des parois flottantes. S’y adjoignent quelques sculptures, dont la majeure partie placée derrière le rideau côté sud. Lieux à (ré)habiter, scènes occupées par des arrangements fragmentaires d’éléments paysagers, architecturaux et mobiliers : tout cela construit un monde évoquant le travail du rêve et ses mécanismes.

 

Dans tous les cas l’absence de la figure humaine est de rigueur, bien qu’abondent les signes de son passage et de son activité. En découle une mélancolie distincte oscillant entre abandon et possibilité de reconstruction. Une forme d’« art de la mémoire » semble ici à l’œuvre, qui tiendrait non pas d’une technique de mémorisation, comme il en allait pendant l’Antiquité ou à la Renaissance, mais d’un jeu avec l’oubli laissant au souvenir — vécu ou induit, flash-back ou déjà-vu illusoire — toute latitude de s’impréciser. Le montage — l’effet-cinéma et le collage, la disjonction suscitée par l’hétérogénéité des matériaux — contribuent à instaurer une énigme générale. L’« intérieur », notion des plus ambiguës en matière de bâti aussi bien que de psychologie, s’élabore ainsi comme le site par excellence de l’étrangeté.

 

Tatiana Trouvé renoue avec le personnage légendaire de Dédale, architecte et sculpteur, inventeur de cet emblème de l’égarement que fut le célèbre labyrinthe dont il finit par devoir lui-même s’échapper.


Ce faisant Tatiana Trouvé renoue avec le personnage légendaire de Dédale, architecte et sculpteur, inventeur de cet emblème de l’égarement que fut le célèbre labyrinthe dont il finit par devoir lui-même s’échapper. Notamment grâce aux Métamorphoses d’Ovide, Dédale a connu une fortune considérable et son empreinte demeure toujours sensible aujourd’hui. Sous le nom de Stephen Dedalus, James Joyce en fit un alter ego littéraire qui revient dans plusieurs de ses livres et tient une place centrale dans le roman intitulé Portrait de l’artiste en jeune homme (1916), lequel porte du reste en épigraphe une citation des Métamorphoses vantant l’habileté de l’artisan-artiste grec. Tatiana Dedala : cela ne ferait pas un mauvais pseudonyme si Tatiana Trouvé devait un jour s’inventer une sorte de double. ◼