Todd Haynes, poisons violents
Lorsqu’elle avance au milieu du désert, traînant derrière elle la bouteille d’oxygène dont elle ne peut plus se départir, Carol White a déjà tout perdu. L’héroïne de Safe, second long métrage de Todd Haynes, sorti en 1996, est une trentenaire de la côte ouest comme l’Amérique des années 1980 semble en fabriquer à la chaîne. Femme au foyer confortablement mariée, elle occupe une existence apparemment sans histoires avec des cours d’aérobic et la décoration de l’intérieur de sa majestueuse villa. De plus en plus distante de la réalité de ce quotidien partagé et validé par la communauté de ses voisines, Carol White va pourtant développer une étrange allergie à son environnement. Dans chaque pièce de sa vaste maison, dans les rues désertes de son lotissement, au comptoir des boutiques qu’elle fréquente, Carol étouffe littéralement. Dès sa sortie, le film saisit par l’élégance de sa mise en scène et la radicalité de son propos. Pour incarner l’asphyxie de cette Amérique terrassée par le vide, Todd Haynes entame une collaboration avec l’actrice Julianne Moore — depuis partenaire régulière du cinéaste jusqu’à son dernier film, May December, présenté en compétition officielle lors du prochain festival de Cannes, en mai 2023 — filmée ici en de longs plans larges à la lumière froide, son corps de plus en plus minuscule disparaissant peu à peu dans le paysage. Passionnée dès le départ par le projet du cinéaste, très impliquée dans sa relation avec lui autant que dans le rôle — elle ira jusqu’à perdre cinq kilos et à ne plus avoir ses menstruations pendant les cinq mois que durent le tournage et sa préparation — l’actrice, diaphane, offre au personnage de Carol la transparence de sa peau et l’apparente fragilité de sa silhouette. C’est au sein d’une sorte de communauté New Age, menée par un inquiétant gourou, confinée dans une yourte isolée de toutes les ondes, que l’héroïne de Safe retrouvera finalement un peu d’air. Définitivement seule, elle ne se confie plus qu’à elle-même, dans le reflet de son miroir.
De fait, ce n’était pas la première fois que Todd Haynes dénonçait les injonctions faites aux femmes par le pouvoir social à travers la maladie. En 1989, il réalise Superstar: The Karen Carpenter Story, un faux biopic sur la réalité de la vie de la chanteuse à la voix sucrée du duo des Carpenters. Pour incarner dans ce moyen métrage le corps de l’icône adulée de l’Amérique de Richard Nixon, Haynes met en scène des poupées Barbie, qu’il filme dans des éléments de décors à leurs mesures — costumes, accessoires, mobilier miniatures méticuleusement construits pour l’occasion. Là encore, le cinéaste met à profit la matérialité du corps de ses interprètes (ici de simples jouets de plastique, symboles d’une certaine perfection féminine dans le monde occidental), pour mieux donner à voir les violences subies par ces personnages féminins : pressée par les normes esthétiques, utilisée comme un divertissement, Karen Carpenter sourit sur scène, au monde, mais souffre d’anorexie mentale et vit en coulisses le cercle vicieux de la dépendance aux médicaments. Le film n’hésite pas à montrer comment celle-ci finira par la faire mourir d’une overdose alors que la maladie même de la chanteuse n’est toujours pas admise par sa famille, chuchotée mais jamais rendue publique. À ce titre, Superstar: The Karen Carpenter Story reste jusqu’à aujourd’hui interdit de diffusion par les ayant-droits des Carpenters.
La maladie chez Haynes touche les corps tout autant que les esprits, ainsi l’addiction est-elle présente partout, carburant de la folie créatrice du poète dans Assassins: A Film Concerning Rimbaud, en 1985, comme de celle des héros vedettes de Velvet Goldmine, en 1998, alcoolisme feutré et socialement accepté de l’époux de Cathy Whitaker, dans Loin du paradis, en 2003. Maladie mentale supposée que la société patriarcale voudrait voir lier à l’homosexualité de Carol, dans le film éponyme, en 2015.
Haynes vit à New York quand l’épidémie de sida commence à décimer la communauté gay, au début des années 1980. Militant et activiste, il subit de nombreuses pertes et voit les tremblements sociaux que la maladie provoque, la stigmatisation, l’exclusion et l’abandon des malades. Cette expérience viscérale traverse l’ensemble de ses films.
Né en 1961, Todd Haynes a grandi au cœur d’une Californie en transition qui cherchait à enterrer la folie de la guerre du Vietnam sous la vague du Flower Power. Cinéphile, ouvert à l’art depuis l’enfance, grand lecteur des « gender studies » dès ses années universitaires, passées sur la côte est, le cinéaste comprend très tôt son homosexualité et l’intègre dès son premier court métrage, au titre volontairement provocateur, Suicide, qu’il réalise en 1978 à l’âge de 17 ans. Haynes vit à New York quand l’épidémie de sida commence à décimer la communauté gay, au début des années 1980. Militant et activiste, il subit de nombreuses pertes et voit les tremblements sociaux que la maladie provoque, la stigmatisation, l’exclusion et l’abandon des malades. Cette expérience viscérale traverse l’ensemble de ses films et à ce titre, Safe peut être vu et compris comme l’un des grands films sur l’épidémie, une réponse indépendante et queer qui la documente, aux côtés du Philadelphia, de Jonathan Demme, sorti trois ans plus tôt. Revoir Safe aujourd’hui, trois ans après qu’une autre pandémie, celle du covid, ait mis à pied l’entièreté de l’humanité, permet de mesurer la profondeur du talent de Haynes, qui tend ici, avec vingt-cinq ans d’avance, le miroir de nos pires effrois contemporains.
Traversé par la souffrance des corps et des âmes, le cinéma de Todd Haynes n’en est pas moins lumineux, indéfectiblement empreint de récits ambitieux. Peintre lui-même, entouré d’une équipe artistique fidèle – dont le chef opérateur Ed Lachman qui a signé l’image de ses succès les plus populaires, Loin du paradis et Carol, films d’époque revisitant tous deux le cinéma de Douglas Sirk et le genre du mélodrame — Todd Haynes construit pour chacun de ses films un univers visuel propre, nourri de multiples références, elles-mêmes compilées dans ce qu’il nomme ses « livres d’images ». Comme un vernis, l’apprêt des images révèle ici avec d’autant plus de force le venin qui gangrène chaque pan de la société américaine, sa politique, ses mœurs, ses liens les plus intimes, et le poison des normes qui s’insinue et noie les corps.
Comme un vernis, l’apprêt des images révèle ici avec d’autant plus de force le venin qui gangrène chaque pan de la société américaine, sa politique, ses mœurs, ses liens les plus intimes, et le poison des normes qui s’insinue et noie les corps.
Cette idée se retrouve dès son premier long métrage, Poison, en 1991, dont l’une des parties décrit avec force effets de maquillage comment un savant retourne contre lui-même le pouvoir de la potion qu’il a créée en se défigurant. La toxicité ruisselle sur le vert des pelouses immaculées et l’arrière des berlines qui peuplent les espaces des films du cinéaste. Mais c’est en 2019 et le film Dark Waters, sur la proposition de l’acteur Mark Ruffalo lui-même que Todd Haynes affronte le plus frontalement ce sujet. Inspiré d’une histoire vraie, le film décrit le combat d’un avocat, Robert Bilott, contre le puissant groupe chimique américain DuPont, responsable de la pollution éternelle de la quasi-totalité de l’espèce humaine à travers l’invention et l’utilisation du Teflon. Sombre, ténébreux, le récit de cet homme qui se sent ordinaire mais affronte un monstre plus grand que lui sa vie durant, révèle la foi de Haynes en la puissance du plus faible. Pour toujours du côté de la marge. ◼
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James Lyons dans Poison (1991)
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