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Wolfgang Tillmans : « Je veux raconter l’universel au travers du personnel. » 

Révélé dans les années 1990 par ses images sensibles de la jeunesse britannique, entre rave parties et intimité des corps, le photographe allemand Wolfgang Tillmans déconstruit depuis trois décennies les genres traditionnels — portrait, nature morte, paysage. Après Londres ou New York, il travaille aujourd'hui à Berlin, dans le quartier de Kreuzberg. Rencontre avec un artiste rare et engagé, invité exceptionnel du Centre Pompidou le 23 juin, dans le cadre de l'événement « Mon Berlin ».

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Avant de répondre aux questions, Wolfgang Tillmans réfléchit toujours longuement, à la recherche du mot juste. Ses phrases, dans un anglais parfaitement maîtrisé, s'agrègent les unes aux autres, rhizomant à partir de propositions relatives qui trahissent joliment la langue de Goethe. Seul artiste non-Britannique à avoir été couronné du prestigieux Turner Prize (en 2000, ndlr), il travaille depuis trente ans à déconstruire les genres photographiques, explorant autant la nature morte que le portrait, en passant par l'abstraction la plus totale. Ces jours-ci, il présente à Lagos au Nigéria la huitième édition de son exposition itinérante dans les villes africaines, « Fragile », démarrée à Kinshasa en 2018. Une exposition qui parle, selon ses termes, « d’acceptation de soi et de résistance ». 

 

Véritable référence pour toute une génération d'artistes visuels, Wolfgang Tillmans est aussi musicien. Si en 2016, l'un de ses morceaux se retrouvait sur l'album Blond, de Frank Ocean (dont il signait la pochette, ndlr), il a sorti fin 2021 un album électro très personnel et planant, Moon in Earthlight. Engagé depuis des décennies dans la lutte contre le Sida, Tillmans est aussi un fervent soutien de la cause européenne. Après une jeunesse passée à Londres, puis New York, il est désormais établi à Berlin, dans le quartier animé de Kreuzberg. Il est l'invité du Centre Pompidou dans le cadre de l'événement « Mon Berlin ». Rencontre avec un artiste sensible et cérébral.

On parle souvent de vous comme d'un « photographe de l’intime »… Vous utilisez Instagram, qui a totalement bouleversé la notion d’intimité. Pensez-vous que cette notion ait toujours du sens ?


Wolfgang Tillmans — C’est une question très large… De manière générale, j’essaie de rester optimiste vis-à-vis des réseaux sociaux, même s’il y a objectivement des raisons de s’inquiéter sur ce que les plateformes sociales font aux émotions humaines, comment elles influencent la manière dont nous interagissons les uns avec les autres… Ce système de gratification qu’elles induisent (avec les likes, ndlr) affecte le cerveau, notamment celui des adolescents. J’ai des amis dont les enfants n’ont plus du tout envie de voyager. Pour ma génération, le voyage était très important, nous partions tous les étés faire le tour de l’Europe en train… Cette curiosité et cette envie de vivre ses propres expériences semblent avoir un peu disparu pour une partie des jeunes générations. Heureusement, le cerveau humain est aussi formidablement adaptable. 

 

Je trouve intéressant que la photographie soit désormais au cœur de la communication de chacun d’entre nous via les réseaux sociaux. Pour autant, documenter le quotidien, tout photographier tout le temps, cela n’a jamais été mon moteur.

Wolfgang Tillmans


Je trouve intéressant que la photographie soit désormais au cœur de la communication de chacun d’entre nous via les réseaux sociaux. Pour autant, documenter le quotidien, tout photographier tout le temps, cela n’a jamais été mon moteur. On parle parfois de mon travail comme d’une forme de « journal intime visuel », ce qui n’est pas tout à fait exact. Mais certaines étiquettes ont tendance à rester… J’utilise mon expérience comme point de départ pour construire un récit de manière authentique, qui parle aux autres. Mon travail semble accessible, les autres peuvent y reconnaître des éléments de leur propre vie… Accepter son corps, accepter sa sexualité : si cela est présenté de manière directe et libre, accessible, sans mise en scène, c’est beaucoup plus fort. Parler de ma vie de manière autocentrée ne m’intéresse pas. Je veux raconter l’universel au travers du personnel.  

 

Parler de ma vie de manière autocentrée ne m’intéresse pas. Je veux raconter l’universel au travers du personnel.  

Wolfgang Tillmans

 

Vous préparez une grande rétrospective au MoMA de New-York en septembre, « To Look Without Fear », comment choisissez-vous parmi trois décennies années d’images ?


Wolfgang Tillmans — Je ne sais pas vraiment comment répondre à cette question… Me replonger dans mes archives a permis à certaines images de réémerger, et de prendre un sens nouveau. L’année dernière, à la galerie Chantal Crousel à Paris, j’ai présenté trois images datées des années 1991-1992, qui s’intégraient parfaitement à des images plus récentes… Cela, je ne pouvais pas le prévoir quand j’étais un jeune photographe de 23 ans, et heureusement ! Il y a comme une forme de pollinisation croisée qui permet à mon travail de dialoguer au-delà des moments de vie.

Vous venez de sortir un album d’électro, Moon in Earthlight, quelles sont vos influences musicales ?


Wolfgang Tillmans — J’ai eu la chance de grandir dans les années 1980, une décennie très riche ! C’est à cette époque que les instruments électroniques sont devenus plus accessibles, tout comme des techniques comme le sampling. Le « postmodernisme » était la philosophie esthétique du moment — même si à l’époque je ne savais pas du tout ce que cela voulait dire. Mélanger les styles et les époques nous apportait une grande liberté. Aujourd’hui, je me considèrerais plutôt comme un « moderne »… La street culture, la pop music et la musique électronique, avec des groupes comme Soft Cell ou New Order — tout cela m’a nourri. Je suis très heureux car les Pet Shop Boys signent un remix du titre Insanely Alive issu de mon album. Nous sommes amis depuis une vingtaine d’années. Si on m’avait dit, quand j’avais 16 ans et que j’habitais dans une petite ville d’Allemagne, que je travaillerais avec les Pet Shop Boys dont j’étais fan, je ne l’aurais pas cru ! 

 

J’ai eu la chance de grandir dans les années 1980, une décennie très riche ! Le « postmodernisme » était la philosophie esthétique du moment — même si à l’époque je ne savais pas du tout ce que cela voulait dire.

Wolfgang Tillmans


Depuis quand vous intéressez-vous à la musique comme pratique artistique ?


Wolfgang Tillmans — Il y a dix ou quinze ans, j’ai commencé à enregistrer des sons qui m’intriguaient — une manière de compléter ma pratique artistique, tout comme j’enregistre des images. Une sorte de photographie sonore. J’ai enregistré par exemple le son de la presse qui imprime mes livres…Ça a d’ailleurs été la base de ma première chanson, Make It Up As You Go Along. Je travaille différentes formes musicales, le spoken word, l’électro avec mon ami Tim Knapp, mais aussi le format groupe, avec des collaborateurs variés. Cet album est peut-être ce qui se rapproche le plus de mon travail visuel, dans ses variations et ses différents niveaux de production, du plus brut au plus raffiné.


Vous êtes un Européen convaincu, comment vivez-vous ces temps troublés ?


Wolfgang Tillmans — L’unité de l’Europe face à la guerre en Ukraine est remarquable et louable, mais c’est le moins que l’on puisse en attendre, non ? Ce qui me choque néanmoins, ce sont certains politiciens, en Hongrie ou même en France, qui trouvent le régime russe acceptable. Le gros problème de l’Union européenne et de son modèle, c’est que l’on a tendance à croire que tout est acquis. Lorsque l’on a la liberté de parole, que l’on vit en démocratie, on s’habitue, et on n’imagine plus avoir à défendre nos droits fondamentaux. Ces trente dernières années, on a faussement cru qu’il y avait un consensus global autour des libertés, des lois et des droits civiques… Mais la dure réalité est que le progrès social, qui va du droit de vote des femmes au droit à l’avortement, en passant par les droits des gays, la fin du colonialisme et la lutte contre le racisme – tout cela n’est pas universellement souhaité. Dans nos sociétés aussi, il y a des gens qui veulent la continuité du patriarcat. Nous sommes dans une époque sombre dans laquelle il ne faut pas désespérer cependant. Les générations précédentes se sont battues pour les libertés, et nous en sommes des héritiers, nous devons poursuivre ce combat. 

 

À l’opposé de la légende qui voudrait que Berlin soit une ville parfaite pour faire la fête, je trouve qu’il est idéal d’y travailler, c’est très calme, moins bruyant que d’autres grandes métropoles.

Wolfgang Tillmans


Votre studio est à Berlin, comment définiriez-vous l’atmosphère de cette ville créative ?

Wolfgang Tillmans — Je suis né en Allemagne (à Remscheid, près de Düsseldorf, en 1968, ndlr), mais suis parti étudier en Angleterre dès l’âge de 22 ans. Depuis mes débuts, je suis souvent associé à la culture londonienne. J’ai quitté l’Allemagne deux semaines avant la Réunification, en octobre 1990. Pourtant je garde un lien très fort avec Berlin, et il y a dix ans, j’ai déménagé mon studio de Londres à Berlin, dans le quartier de Kreuzberg. À l’opposé de la légende qui voudrait que Berlin soit une ville parfaite pour faire la fête, je trouve qu’il est idéal d’y travailler, c’est très calme, moins bruyant que d’autres grandes métropoles. Berlin était une ville peu chère, mais malheureusement, depuis dix ans, l’appétit des investisseurs immobiliers internationaux a fait monter les prix en flèche, il est difficile de s’y installer pour démarrer. Mais Berlin reste une ville accueillante pour les artistes. ◼