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Julius Eastman, composer pour survivre

De Julius Eastman, on ne sait que trop peu de choses. Figure de l'avant-garde musicale minimaliste américaine des années 1970 et 1980, il est mort dans l'anonymat et le dénuement à 49 ans, en 1990. Provocateur et radical, il a composé quelques pièces devenues cultes — dont Gay Guerrilla, présentée dans le cadre du festival Move et de Moviment, mise en scène par le duo Gerard & Kelly * (avec notamment les danseurs Germain Louvet et Guillaume Diop). Retour sur le parcours tourmenté d'une idole du mouvement afro-queer.

± 6 min

C’est l’histoire exaltante d’un compositeur méconnu mais génial, ignoré mais culte, oublié mais enfin redécouvert, qui réinvente un pan de la musique classique dite minimaliste à la fin du siècle dernier. C’est le récit tragique d’un homme noir et homosexuel décédé à 49 ans dans l’indigence absolue, qui s’impose comme une référence capitale pour de jeunes artistes en quête de modèles et une figure queer majeure de la scène new-yorkaise des années 1970 et 1980.

 

Julius Eastman est né en 1940, à New York. Mais c’est à Ithaca qu’il grandit, avec sa mère Francess et son frère cadet Gerry. Rien, a priori, ne le prédispose à la musique. Si ce n’est, tout de même, ce piano qui trône dans le salon du foyer ; un vestige du passé de sa mère, nouvellement célibataire. Un beau jour, elle découvre son fils scotché à la vitrine d’une librairie musicale, réclamant ses premières partitions. Beethoven, en l’occurrence. Beethoven qu’il déchiffre et dévore avec une facilité déconcertante. Beethoven qu’il interprète et revisite à une vitesse hors du commun. Le passe-temps vire à l’obsession. Le hobby s’impose comme une voie professionnelle possible. Eastman ne vit que pour la musique. Et elle le lui rend bien.

Après le lycée, le jeune homme s’envole faire ses classes au Curtis Institute of Music, à Philadelphie, puis au Center for the Creative and Performing Arts, à l’université de Buffalo. Dans le premier établissement, il continue d’y apprendre le piano, son instrument de prédilection, et se lance dans la composition, devant ses profs saisis par son talent. Dans le second, il enseigne et forge son style, face à ses étudiants sidérés par son personnage. Si Eastman séduit par sa radicalité et sa singularité, il est aussi franchement dilettante. Il est également — et surtout — noir et ouvertement homosexuel. Or, à l’aube des seventies, le paysage universitaire classique américain reste marqué par son européocentrisme culturel, avec ses codes (guindés et un brin étouffants), ses icônes (vieilles de plusieurs siècles et indépassables) et sa sociologie (blanche, hétérosexuelle et généralement aisée).

 

Sa musique qu’il qualifie d’organique, est aussi savante que bigarrée, sophistiquée que viscérale, et ses performances font l’effet d’une bombe.

 

 

Désargenté et marginalisé, il part tenter sa chance à New York. Et il la trouve. Armé de ses compositions, Julius Eastman intègre la scène expérimentale du downtown Manhattan, aux côtés de John Cage, Arthur Russel, Meredith Monk et Peter Maxwell Davies. Le voilà inspiré et prolifique, pendant plus d’une dizaine d’années. Il attire du monde et de l’attention médiatique. Sa musique qu’il qualifie d’organique, est aussi savante que bigarrée, sophistiquée que viscérale, et ses performances font l’effet d’une bombe. Dans la salle, Eastman chante, danse et se lâche. Dans ses compositions, Eastman injecte ses revendications politiques, en faveur des noirs et des gays. Une première, dans ce milieu.

 

Mais ses démons (l’alcool, la drogue, et un goût immodéré pour la provocation), nourris par le racisme larvé de l’époque et le manque de reconnaissance, auront raison de sa stabilité new-yorkaise. Au début de années 1980, il se fait expulser de son appartement (une partie de son œuvre disparaîtra lors de cette malheureuse saisie) et vivra en SDF, bringuebalé par la misère, courant les abris, échouant dans des squats ou des parcs, jusqu’à sa mort, prévisible, provoquée par une crise cardiaque en 1990.

Trente ans plus tard, la question de l’identité qui traverse son parcours continue de fasciner. Habituellement, dans la musique classique et même expérimentale, l’individu est sommé de s’effacer derrière son œuvre ; l’inverse de la conception d’Eastman. « La forme de musique aléatoire qu’il compose n’est pas si lointaine de celle de Stockhausen, explique l’artiste britannique Devonté Hynes (alias Blood Orange) dans la préface de Gay Guerrilla *, l’ouvrage majeur consacré au compositeur. Mais à la différence de ce dernier, certaines de ses œuvres, leur structure et leur côté abrasif, puisaient leur force dans les racines queer et noires. »

 

La forme de musique aléatoire qu’il compose n’est pas si lointaine de celle de Stockhausen. Mais à la différence de ce dernier, certaines de ses œuvres, leur structure et leur côté abrasif, puisaient leur force dans les racines queer et noires. 

Devonté Hynes

 

Les titres de ses morceaux (« Evil Nigger », « Crazy Nigger », « Nigger Fagot », « Gay Guerrilla »…) plutôt inhabituels dans l’univers du classique évoquent davantage celui du cinéma blaxploitation. En public, l’artiste n’y va pas de main morte. Il revendique son homosexualité et il la montre. Lors d’une représentation de Song Books de John Cage en 1975, Eastman monte sur scène pour mimer un acte sexuel avec un homme, provoquant l’ire du compositeur dans la salle. Mais, au-delà de l’anecdote et en deçà des provocations, l’artiste articule ses propos de façon sacrément convaincante. « Les pièces des Nigger Series, explique-t-il, reposent sur un système fondamental : les premiers niggers étaient des field niggers (nègres des champs)… Le fondement du système économique américain. Sans les field niggers, nous n’aurions pas une économie si importante et si puissante », termine-t-il (cité par Devonté Hynes au fil de la préface mentionnée plus haut). Si, professionnellement et socialement, Eastman vit sa double identité (noire et gay) comme une double peine, il parvient à ébaucher, avant l’heure, les prémisses d’une intersectionnalité des luttes.

 

Si, professionnellement et socialement, Eastman vit sa double identité (noire et gay) comme une double peine, il parvient à ébaucher, avant l’heure, les prémisses d’une intersectionnalité des luttes.

 

« Ses revendications n’ont jamais été aussi actuelles, note l’artiste Ryan Kelly, la moitié du duo connu sous le nom Gerard & Kelly qui propose une installation autour de Julius Eastman animée par une série de performances, à l'occasion du festival Move et de Moviment. Nous les entendons comme un appel à rejoindre la lutte pour la libération queer, en France, en Europe, aux États-Unis et même en Afrique. Sa musique est une source inépuisable d’inspiration. » Devonté Hynes et Anaïs Ngbanzo (autrice du documentaire A Different Score sur le compositeur et responsable de la publication française du livre Gay Guerrilla), partagent la même analyse : « Les choses ont favorablement évolué dans la musique classique, mais le ce monde-là reste toujours très peu diversifié et exclusif. »

 

Ses revendications n’ont jamais été aussi actuelles. Nous les entendons comme un appel à rejoindre la lutte pour la libération queer, en France, en Europe, aux États-Unis et même en Afrique. Sa musique est une source inépuisable d’inspiration. 

Ryan Kelly (du duo Gerard & Kelly) 

 

Face aux évolutions sociétales, sa musique demeure, aujourd’hui encore, d’une richesse inouïe. Pour les émotions mêlées qu’elle suscite ; on y entend à la fois de la mélancolie et de la colère, de la folie et de la rigueur, une invitation à la contemplation et un appel à l’action (mention spéciale à Evil Nigger et Gay Guerrilla). Pour son minimalisme faussement atmosphérique et diablement entêtant, à la lisière du classique et de la pop ; ses accords et ses arpèges, comme tombés du ciel, sur lesquels se déploient des motifs étrangement déphasés, parfois dissonants, provoquent un effet hypnotique addictif (cf. la pièce Femenine). « C’est une œuvre extraordinairement complexe, les différentes interprétations que l’on peut en faire sont quasiment infinies, termine Ryan Kelly. Nous n’avons pas terminé de redécouvrir l’œuvre d'Eastman. » Il était temps. ◼