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Liliane Terrier ou l'expérience du copy art

En 1985, l'artiste et professeure Liliane Terrier présentait, dans le cadre de l'exposition « Les Immatériaux », une installation de copy art intitulée Toutes les copies. L'œuvre abordait la question de la création des images et de leur « maternité », tout en interrogeant le statut et la matérialité des objets photocopiés. Entrée en collection en 2022, Toutes les copies a récemment été réactivée au cœur du Musée national d’art moderne.

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De mars à juillet 1985, le Centre Pompidou est investi par une exposition qui fera date : « Les Immatériaux ». Conçue par le philosophe Jean-François Lyotard et le théoricien du design Thierry Chaput au sein du Centre de création industrielle (CCI), ce projet interdisciplinaire de grande ampleur était consacré aux transformations que connaissait le monde postmoderne sous l'influence des nouvelles technologies, dans son rapport à la matière, à la connaissance et à la communication. La manifestation liait science, art, philosophie et architecture autour de cinq parcours thématiques : « matière », « matériau », « maternité », « matériel » et « matrice ». Sa scénographie novatrice, conçue par l’architecte Philippe Délis, la rendait totalement immersive. C'est dans le parcours « matériau » que l'artiste Liliane Terrier (née en 1946) présentait son installation de copy art intitulée Toutes les copies. 

 

Toutes les copies découlait directement des recherches artistiques et de l’enseignement que Liliane Terrier menait alors à l’université Paris 8. En 1982, un atelier de copy art avait été créé au département d’Arts plastiques de l’université, pour la filière Arts et technologies de l’image (au sein duquel l’artiste et James Durand, également enseignant à l’université Paris 8, donnaient tous les deux un cours, ndlr). L’atelier était équipé d’une photocopieuse Canon NP 125 appréciée notamment pour ses noirs brillants, mais dont le coût élevé du toner mettait un frein aux expérimentations des étudiants. À la rentrée 1983, le cours de Liliane Terrier a accueilli d’autres artistes pratiquant le copy art, dont l’artiste Pati Hill qui y a participé activement, et les artistes états-uniennes Judith Christensen et Sue Horvitz.

 

L’installation Toutes les copies était composée d’un cube transparent en plexiglas de 180 centimètres de côté, troué en son centre. Le cube était suspendu depuis le plafond, à 60 centimètres du sol. Au centre, se trouvait une photocopieuse Canon PC-20 posée sur un socle et devant laquelle se tenait un opérateur.

 

Créée en collaboration avec les étudiants de « L’objet-matrice », son atelier de copy-art, l’installation Toutes les copies était composée d’un cube transparent en plexiglas de 180 centimètres de côté, troué en son centre. Le cube était suspendu depuis le plafond, à 60 centimètres du sol. Au centre se trouvait une photocopieuse Canon PC-20, posée sur un socle, et devant laquelle se tenait un opérateur. Tout autour étaient disposés des dizaines de matériaux, objets et images choisis après un ensemble d’expériences menées par les étudiants d’octobre 1984 à mars 1985 à l’université Paris 8. Il s’agissait avant tout de choisir des matériaux « copigéniques », selon plusieurs paramètres à remplir. Liliane Terrier décrit ainsi Toutes les copies : « une installation vivante, dédiée à la photocopie comme technique, nouveau média et vecteur de création. Le site Toutes les copies a présenté la particularité d’une expérience collective propre à explorer une forme artistique performative et relationnelle, initié par une convention avec l’université Paris 8 "modalités émergentes de l’image dans l’art contemporain" : le multiple, la diffusion, portées par la photographie et la sérigraphie, le copy art, ouvert vers le réseau et la base de données, le relationnel programmé, l’interactif. »

 

Quelques mois avant de participer aux « Immatériaux », Liliane Terrier avait également pris part à un autre événement tout aussi important concernant les liens entre art et technologies au 20e siècle, l’exposition « Electra », organisée par Frank Popper au Musée d’art moderne de la ville de Paris (du 10 décembre 1983 au 5 février 1984). Au sein de celle-ci, l’artiste avait dirigé, avec Jean-Louis Boissier, la section « Electra-graphie », entièrement dévolue au copy art, et dans laquelle ont été montrés les travaux de nombreux artistes (Terry Braunstein, Daniel Cabanis, Judith Christensen, Sas Colby, Paul Dehedin, James Durand, Pierre Fablet, Edith Herman, Edward F. Higgins III, Pati Hill, Suzanne Horvitz, Gudrun Von Maltzan, Jean Mathiaut, Nicole Metayer, Tom Ockerse, Placid & Muzo, le collectif Toi et Moi pour Toujours ainsi qu’Élisabeth de Senneville). Elle y avait également participé grâce à l’action collective « Transmission et création d’images par télécopieur » organisée entre l’exposition « Electra », l’atelier de copy art de l’université Paris 8, l’exposition « Copy­-Art » de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Dijon et l’Institut Français de Stuttgart. Les participants (dont Liliane Terrier à Paris 8, Jean Mathiaut à Dijon et Jean-Baptiste Joly à Stuttgart) s’envoyaient et recevaient par télécopie des œuvres de copy art depuis ces quatre lieux.

Dans le catalogue de l’exposition « Copy-Art », Liliane Terrier explique déjà la volonté de « constituer une banque de données de milliers d’objets photocopiables, et de matériaux, éléments discrets pour générer de nouvelles images sur copieur ». Parmi les matériaux et les objets figurant dans l’installation, on retrouvait des plantes et des tortues aquatiques, un herbier, des fossiles et des cailloux, des écorces et des lichens, un bocal d’accessoires vestimentaires, du gruyère, un spéculoos de Bruxelles, des bonbons et des dragées, des jouets d’enfants, des cataphotes, des ressorts, un jambon, des plantes coupées, des plumes, des outils ou encore des ustensiles de cuisine, suspendus ou rassemblés dans des vases et des boîtes de Pétri en verre, tous choisis pour leur copigénie.

 

Mais comme le précise Liliane Terrier : « ces matériaux ne peuvent être définis comme "copigéniques" indépendamment des procédures techniques de préparation, mise en forme préalable, disposition sur le photocopieur et dans le temps de balayage, jeux des fonds et des reflets, éclairage, réglages et modifications de la machine ». Étaient également présents ce que l’artiste appelle « des matériaux d’expérience » : aspirine, lait, thé, grenadine, encre de Chine, gouache blanche, glycérine, huile, liquide vaisselle, eau, farine, ainsi qu’un flacon de limaille de fer et des aimants, qui pouvaient être versés dans un aquarium de la taille de la vitre de la photocopieuse pour être également photocopiés. 

 

Parmi les matériaux et les objets figurant dans l’installation, on retrouvait des plantes et des tortues aquatiques, un herbier, des fossiles et des cailloux, des écorces et des lichens, un bocal d’accessoires vestimentaires, du gruyère, un spéculoos de Bruxelles, des bonbons et des dragées, des jouets d’enfants, des cataphotes, des ressorts, un jambon, des plantes coupées, des plumes […], tous choisis pour leur « copigénie ».

 

Juste avant l’ouverture de l’exposition fin mars 1985, Liliane Terrier et ses étudiants avaient photocopié cinquante des objets, matériaux et images présents dans le cube sur la photocopieuse de l’installation dont le couvercle avait été enlevé. Les photocopies obtenues avaient ensuite été affichées, en face de l’installation, montrant les effets et résultats possibles aux visiteurs de l’exposition. Ceux-ci pouvaient ensuite demander aux démonstrateurs-étudiants (André Bénard, Denise Carel, Nanou Cauche, Christine Chabot, Christian Challier, Martine Delage, Brigitte Eymann, Françoise Fabian, Gaston Faihun, Fernando Gomez, Christian Laroche, Carole Lévêque, Hélène Munoz, Monique Petit, Catherine Savary et Viviane Soyer) de photocopier pour eux les objets qu’ils souhaitaient.


Une fois la photocopie faite, celle-ci tombait par le trou présent au centre de l’installation et le public pouvait la récupérer et l’emporter. S’ils le souhaitaient, les visiteurs pouvaient également entrer dans le cube pour réaliser eux-mêmes leurs photocopies, aidés par un des étudiants de l’atelier. Le dispositif était conçu, selon les mots de Liliane Terrier, comme un vivarium : « Le cube transparent troué et suspendu peut être vu comme un bocal où vivent, l’opérateur, avec parfois un visiteur invité, des plantes, des petits animaux (tortues aquatiques), entourés d’un grand nombre de matériaux, objets et images ». Les photocopies obtenues étaient regroupées en quatre catégories par l’artiste « dévoilant les modes de passage inframince de l’objet à l’image qui se jouent à la vitre-miroir du copieur » : selon que le plan soit un support pour la mise à plat, pour la disposition ou l’écrasement ; qu’il soit un support pour le développement ; qu’il s’agisse d’objets ou d’éléments déjà plats ; ou pour finir d’images. Sa pratique du copy art découlant de celle de la gravure, l’artiste voyait la photocopie comme une « estampe électrographique » qui questionne l’original et sa copie. Chaque photocopie, étant unique, pouvait être considérée comme un « monotype ». « La "copie" va chercher sur "l'original", les paramètres de sa constitution. Pour se répéter, elle ne peut que s’y référer de nouveau. À la différence des procédés de gravure, la matrice électrographique se détruit dans chaque transfert et doit se reconstituer à la "source" de l’original. Ainsi la plaque photoélectriquement sensible n'est qu’une matrice de transfert et c’est l’objet qui devient la "véritable" matrice. »

 

Sa pratique du copy art découlant de celle de la gravure, l’artiste voyait la photocopie comme une « estampe électrographique » qui questionne l’original et sa copie. Chaque photocopie, étant unique, pouvait être considérée comme un « monotype ». 

 

La pratique du copy art telle que l’a conçue Liliane Terrier se distingue de celles d’autres artistes par la prise en compte de tout le processus de création de l’image. L’œuvre n’est pas uniquement le résultat final sur le papier de l’action de la machine et de la personne qui la manipule mais comprend toute la démarche artistique. L’artiste, aussi enseignante, appréhende également le copy art comme une pratique collective. Le dispositif est imaginé comme une véritable installation interactive à protocole à laquelle prend pleinement part le public.

Dans le cadre de son acquisition par le Musée national d’art moderne, l’œuvre a dû subir quelques modifications. Le dispositif original n’existant plus, il a d’abord été recréé entièrement. Il conserve les mêmes dimensions mais n’est plus suspendu, comme c’était le cas dans « Les Immatériaux » et dispose désormais de quatre pieds. Une photocopieuse proche de celle utilisée en 1985 a ensuite dû être trouvée, une Canon FC 120 également débarrassée de son couvercle et dont la vitre glisse de droite à gauche devant le faisceau lumineux pendant le processus de copie. Le système d’éclairage reste le même : une lampe suspendue à la verticale au-dessus de la photocopieuse. Elle donne aux photocopies leur fond blanc. L’artiste a également dû rassembler un nouvel ensemble d’objets photocopiables à disposer le long des parois de l’installation. Une partie était toujours en la possession de Liliane Terrier, l’autre a été trouvée ou achetée. Dans une volonté d’actualisation, certains objets ont été ainsi remplacés par d’autres : les bottes de pluie d’enfant présentes dans la version de 1985 ont été remplacées par une paire de Converse, de nouveaux jouets plus actuels ont également été ajoutés de même que de nouvelles plantes. Pour des questions d’éthique et de conservation, certains éléments ont dû être supprimés, c’est le cas notamment des tortues aquatiques et des aliments périssables.

 

Dans une volonté d’actualisation, certains objets ont été ainsi remplacés par d’autres : les bottes de pluie d’enfant présentes dans la version de 1985 ont été remplacées par une paire de Converse, de nouveaux jouets plus actuels ont également été ajoutés de même que de nouvelles plantes.


Pour recréer l’expérience participative ayant eu lieu lors des Immatériaux, des étudiants en deuxième année de Licence d’arts plastiques à l’université Paris 8 (Margaux Ferreira, Joachim Lanneluc-Pierron, Vanessa Souvannavong, Marcus Dos Santos, Cassandra Belony et Safa Talibi) se sont relayés plusieurs fois par semaine dans l’installation pendant la durée de sa présentation au quatrième étage du Musée national d’art moderne de juillet 2023 à janvier 2024.

 

À travers la vitre, les visiteurs pouvaient leur indiquer les objets qu’ils souhaitaient photocopier. Le processus se déroulait sous leurs yeux avant qu’ils puissent repartir avec la photocopie de l’objet ou des objets choisis. On peut voir sur les photocopies produites les compositions créées ainsi que les déformations réalisées au moment du passage de l’objet devant le faisceau lumineux de la photocopieuse. ◼

Le groupe mission recherche des Amis du Centre Pompidou

Créé en 2019 en étroite collaboration avec la Bibliothèque Kandinsky, le groupe mission recherche des Amis du Centre Pompidou vise à participer à l’enrichissement des collections nationales au travers de la recherche et de la diffusion des savoirs. Chaque année, jusqu’à trois bourses de recherche sont financées, permettant à de jeunes chercheurs d’accomplir, sous la direction d’un conservateur ou d'une conservatrice du Centre Pompidou, une mission de recherche via l’étude de terrain, l’étude d’archives, la réalisation d’entretiens ou de traductions inédites.