
La mémoire aux teintes indigo de l'artiste Valérie John
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Face à la mer, à Trinité, l’atelier de Valérie John vibre de mémoire et d’indigo. Invitée à déplacer cet espace intime au cœur du Centre Pompidou pour l’exposition « Paris noir », l’artiste martiniquaise engage bien plus qu’une œuvre : elle transporte un monde. Dans un couloir d’évacuation un peu en retrait de l’exposition, cette tisseuse de mémoires raconte son art palimpseste, fait de couches superposées, de gestes rituels et d’histoires. Elle revient pour le Magazine sur une pratique qui défie les frontières – académiques, géographiques, temporelles.
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L’atelier-œuvre : s’immerger pour créer
À Beaubourg, l’artiste Valérie John, née en 1964 à Fort-de-France, n’a pas simplement installé une œuvre : elle a déplacé son atelier. Car pour la plasticienne, création et lieu ne font qu’un. Son « atelier-œuvre » renvoie à un concept vivant dans lequel l’espace physique devient partie prenante de la fabrication artistique. « Il faut s’imprégner du lieu, confie-t-elle, c’est lui qui féconde nos créations. » Puis le maculer d’indigo – couleur-matrice, teinte de la mémoire – pour qu’il révèle ce qu’il contient de visible et d’invisible.
Trinité, en Martinique, est le port d’attache de Valérie John. « Un espace composite fait de dualité. Je le transporte à chacun de mes débordements, j'appelle ça des débordements. Je travaille, je tisse. Donc c’est vraiment dans cet état d’esprit là que je suis venue à Beaubourg », dit-elle. Chaque déplacement devient un fragment de ce vaste chantier de création, une nouvelle strate ajoutée à une œuvre en cours.
Le titre de l’installation, SECRET(S)... RÊVES DE PAYS... FABRIQUE À MÉMOIRE(S)... PALIMPSESTE..., 1998–2025, spécialement créée pour l’exposition « Paris noir », en témoigne : datations ouvertes, pluriels suspendus, pointillés. Chaque « débordement » n’est qu’un chapitre d’un récit en construction.
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Palimpseste : écrire sans effacer
Chez Valérie John, tout commence par une stratification. Rien ne se supprime, tout se superpose. Son geste artistique est celui du palimpseste : une manière de travailler sur les traces, sans les recouvrir complètement. « Le palimpseste est la manière dont je fonctionne en tant qu’artiste, c’est mon geste artistique ; ne pas annuler les choses, mais créer de nouvelles couches. » Elle accumule, elle rapièce, elle tisse. Chaque œuvre devient un millefeuille de mémoires, de matériaux, de gestes passés et présents.
Cette approche trouve un écho dans son propre corps, en errance, en perpétuelle traversée ; un corps en voyage, en dépaysement, façonné par des influences multiples qui implique que sa pratique artistique devienne un exercice d’équilibriste et une tentative de rapiècement. Combler, relier, réparer – sans jamais gommer ce qui a été. « Mon travail, c’est à la fois l’errance, le dépaysement et le rapiècement. Donc je colmate tout ce que j’ai déjà fait quand je construis une couche supplémentaire de ce palimpseste. C’est dans ce trajet-là que je me situe », confie l’artiste.
Déconstruction académique et quête de gestes
Sortie de la Sorbonne où elle a rédigé un mémoire sur le pagne, l’artiste ressent le besoin de déconstruire ce qu’on lui a enseigné depuis son arrivée à Paris à ses 17 ans. « Il a fallu que je me lave les yeux », confie-t-elle. Débarrassée des cadres de la peinture et du châssis, elle part en Afrique en 1983, au Sénégal d’abord, puis en Gambie, au Mali et en Mauritanie où elle s’intéresse au pagne bogolan, à la pratique des teinturières sarakolés (soninkés) et à la confection de l’indigo. Ainsi réapprend-elle des gestes – elle redécouvre la matérialité du monde. « Le premier bain que j’ai pris, c’est vraiment le bain avec l’Afrique, c’est-à-dire que je suis allée apprendre les gestes, la vie. Il me fallait retrouver certains gestes que je n’avais pas regardés quand j’étais en Martinique. »
À Dakar, elle rencontre plusieurs artistes qui participent au Laboratoire Agit’art, fondé en 1973 – un collectif de performeurs qui bouscule les conventions. « J’ai découvert des gens plus âgés que moi, aux pratiques de performeurs, qui remettaient en question les pratiques académiques et qui étaient dans cette double entrée », s’enthousiasme-t-elle. « Savoir ce qu’est l’histoire de l’art, et se positionner dans son temps pour trouver sa place. »
Un véritable choc pour Valérie John qui découvre qu’il est possible de mêler l’héritage académique à une pratique vivante, ancrée, subversive. Elle entre dans un entre-deux fécond, entre savoirs européens et transmissions africaines, entre esprit critique et pulsion rituelle.
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L’indigo, un bleu fondateur
L’indigo, pour Valérie John, n’est pas une couleur comme les autres. C’est une matière signature, un pigment chargé de mémoire et de symboles. C’est en travaillant ce bleu qu’elle découvre, presque par hasard, sa profondeur territoriale. Dans les années 2000, elle œuvre à l’un de ses débordements à Grande-Rivière : « Pendant une semaine, j’ai prélevé tous les gestes, toutes les écritures qu’on trouve sur les bateaux des pêcheurs, sur les gommiers. » Un pêcheur lui répète chaque matin : « Mwen ka indigo. » Une formule qui finit par révéler tout son sens : « Je vais en indigo. » Je vais en mer, pêcher dans les hauts fonds, là où l’eau se pare de cette nuance de bleu, dense et abyssale. L’indigo, c’est le territoire vu d’en bas.
« Quand j’ai quitté le Sénégal, il m’a fallu entrer en moi-même, confie l’artiste, et c’est alors que j’ai posé mon atelier en Martinique. J’ai réalisé que mes Afriques étaient là, voilà, et que je n’avais pas suffisamment regardé mon lieu. » Ce territoire qu’elle n’avait pas su regarder est soudain porteur de sens, riche de traces africaines, de gestes oubliés, de récits à transmettre. « De mon atelier, on voit la mer avec toutes ces nuances. Là, j’ai su qu’il y avait une chose fondamentale, que j’étais chez moi, j’étais en indigo. […] Le bleu n’est pas là par hasard. C’est l’histoire de la traversée, des premiers arrivants de l’île. On a vécu la traite négrière, mais ces migrants-là, ces premiers migrants n’étaient pas nus. »
Le tissage commence alors avec le papier – matière de mémoire. Elle collecte des lettres, des papiers administratifs, des fragments de vies. Ces archives deviennent une matière vivante, une mémoire incarnée. L’artiste tisse avec l’indigo autant qu’avec l’histoire.
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Édouard Glissant, un totem personnel
La pensée d’Édouard Glissant est un pilier de l’univers intellectuel et plastique de Valérie John. Il est « un totem personnel qui m’a permis d’être en phase » – qui lui permet de penser son art, son rapport au monde, au territoire, à l’histoire. « Sa théorie du tout-monde me semble essentielle », ajoute-t-elle. Chez Valérie John, chaos et beauté, opacité et mémoire cohabitent.
Glissant, c’est aussi une histoire intime. Dans La Lézarde (prix Renaudot en 1958), l’un des personnages s’appelle Valérie. Un prénom choisi par ses parents à la lecture de ce premier roman, comme un clin d’œil du destin. Cette filiation symbolique, l’artiste la porte avec gravité et humour, espérant que sa propre création ne la « consume » pas, à l’image du personnage tragique du livre.
Le tissage, geste central de sa pratique, entrelace des gestes venus d’ailleurs, des savoirs artisanaux, des mémoires lointaines. Une pratique qui serpente, comme l’écriture et la pensée du philosophe martiniquais, qui suit les méandres de l’histoire, épouse les formes du territoire. « Être en errance », dit Valérie John, c’est se laisser traverser, accueillir l’imprévu. Et c’est ce mouvement permanent qui fait naître, dans son atelier comme dans ses lectures, le choc fécond de la création. « Ce qui m’intéresse, au-delà de tisser, c’est d’entremêler, c’est de mettre ensemble, c’est de créer des connivences. »
« Paris noir », un point d’orgue et une carte du monde
Aux yeux de Valérie John, l’exposition « Paris noir » est la matérialisation d’un rêve longtemps porté : celui d’un lieu qui raconte enfin l’histoire de l’art de la Martinique, dans toute sa complexité et ses ramifications. Qu’elle-même n’a découvert réellement qu’à son arrivée à Paris : « Je ne m’étais pas posé la question de savoir s’il y avait une histoire de l’art de la Martinique. Je connaissais l’histoire de l’art de la France, de l’Europe, parce que c’est ce qu’on m’enseignait en Martinique. À la Sorbonne, un de mes professeurs m’a posé la question : “Est-ce que vous êtes intéressée à votre lieu ?” Et c’était l’artiste Michel Journiac. »
Valérie John incarne et synthétise à elle seule tout le propos de l’exposition : filiations, correspondances et résonances viennent s’agréger dans son atelier-œuvre. « Cette exposition-là nous permet de voir qu’il y a un pays qui n’est pas simplement notre petite île ; il y a une pensée archipélique qui est là, qui se met en place et l’expo fonctionne comme ça. Ce n’est pas une expo linéaire, mais un grand tourbillon. »
Cette exposition-là nous permet de voir qu’il y a un pays qui n’est pas simplement notre petite île ; il y a une pensée archipélique qui est là, qui se met en place et l’expo fonctionne comme ça. Ce n’est pas une expo linéaire, mais un grand tourbillon.
Valérie John
Et puis, il y a Paris. Le creuset. Le lieu de toutes les rencontres. « Je n’aurais jamais rencontré même mon époux si je n’étais pas venue à Paris, confie Valérie John. Je n’aurais pas rencontré ces pratiques si je n’étais pas venue à Paris. Je n’aurais pas envisagé de provoquer ce tremblement-là par rapport à mon écriture plastique si je n’étais pas venue à Paris. Paris a été vraiment le point névralgique pour me permettre d’être en relation avec le monde. » Et l’artiste de conclure : « Pour moi, il y aura un avant et un après “Paris noir”. »