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Art brut : l'esprit frappeur des « femmes médiumniques »

En 2021, le Centre Pompidou recevait, de la part du collectionneur Bruno Decharme, une donation exceptionnelle de près d'un millier d'œuvres d'art brut. Parmi celles-ci, un ensemble d'une trentaine de dessins et de peintures « médiumniques », réalisés par des artistes femmes, qu'un accrochage inédit au Musée* permet de découvrir. Montrant la possibilité d’une création où l’inconscient gouverne, ces artistes méconnues ont ouvert la voie de l’abstraction, mais aussi de l’écriture automatique, que les surréalistes ont ensuite tant cherché à reproduire. Décryptage.

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Tracées principalement sur papier et sous la dictée des esprits lors de séance de spiritisme que l’historien d’art Michel Thévoz définit dans son livre Art brut, psychose et médiumnité comme « une doctrine et une pratique ritualisée de communication avec les morts par le truchement des médiums », ces œuvres fascinent autant qu’elles intriguent. Longtemps dans l’oubli, elles sont aujourd’hui réhabilitées par un accrochage au Musée (niveau 4, salles 2 et 5*), permettant de les inscrire dans la continuité de l’histoire de l’art et à leur juste place. 


Les phénomènes de divination, de voyance et de médiation avec l’au-delà peuvent être envisagés de tous temps et de toutes aires géographiques : pythies, voyantes, diseuses de bonne aventure, guérisseuses, la figure de la femme usant de pouvoirs surnaturels au service d’une parole à transmettre a, pour ainsi dire, toujours existé. Adossé au concept plus large de « clairvoyance » qui traverse l’histoire de l’art, le mouvement spirite, précisément, étonne par la rapidité et par la ferveur de sa diffusion sur plusieurs continents au détour du 20siècle. Partie des États-Unis en 1848, la pratique du spiritisme se déploie à grande allure dans le reste du pays ainsi qu’en Europe. Adeptes par milliers organisés au sein d’associations très actives, revues par centaines, séances au sein de chambres noires ou représentations publiques et théâtrales, le spiritisme touche toutes les classes sociales et objet d’une « fluidomanie » devient un véritable phénomène social et médiatique. Tables tournantes, phénomènes auditifs, dessins ou écritures sous dictée, le spirite est ainsi capable d’entrer en contact avec les morts et d’en révéler les messages occultes.

 

Partie des États-Unis en 1848, la pratique du spiritisme se déploie à grande allure dans le reste du pays ainsi qu’en Europe. […] Tables tournantes, phénomènes auditifs, dessins ou écritures sous dictée, le spirite est ainsi capable d’entrer en contact avec les morts et d’en révéler les messages occultes.

 

Une telle ferveur et une telle rapidité dans le déploiement d’une croyance nécessitent un terreau particulièrement favorable : la seconde moitié du 19e et la première moitié du 20siècle sont le terrain de guerres et d’épidémies profondément meurtrières, laissant les familles, incrédules et dans la douleur, décimées par la perte d’un père, d’un frère, ou d’un enfant. Réfutant l’idée d’une perte définitive, les pratiques spirites servent alors d’exutoire à une souffrance trop lourde à porter. Héritier des avancées techniques de la révolution industrielle tout autant que des principes humanistes selon lesquels la science peut être à la portée de tous, ce passage de siècle est par ailleurs le moment de grands bouleversements scientifiques. L’inconscient est exploré et les premières « Thought pictures » apparaissent, cherchant à rendre le travail de la pensée visible et matériellement observable. Des recherches sont menées dans le domaine de la télépathie, explorant les possibilités d’une communication directe d’esprit à esprit, sans besoin de formulation verbale. De surcroît, ce moment d’exploration d’une matérialisation possible de la pensée coïncide avec la découverte des rayons X permettant de rendre le corps observable en-dessous de son enveloppe charnelle. Ainsi, au moment où la pensée se matérialise, le corps lui devient transparent. L’amélioration des procédés de vision s’étend aux appareils d’observation à très longue distance et l’univers est désormais clairement observable, ouvrant la voie à des interrogations profondes sur le genre humain. Changement d’échelle considérable, possibilité de voir à travers les corps opaques, volonté de matérialiser le travail de la pensée : le spiritisme rejoint cette volonté d’accroissement de la vision et d’instrumentalisation alors en jeu. Le médium, celui qui intercède, est bien en soi un médium, c’est-à-dire, l’instrument d’une communication particulière. 

La médiumnité, pouvoir émancipateur pour les femmes

Croyance populaire et consolante face à des pertes humaines considérables et à de grandes interrogations, la médiumnité est également considérée, par son effet « libérateur et désinhibiteur », comme une voie d’accès à la création artistique pour ceux qui n’osent y prétendre. Ainsi, soutenu par cet alibi, l’homme du commun trouve dans la délégation de ses œuvres à des esprits, une explication, somme toute, avouable et plausible à son désir de création. Les femmes sont indéniablement prévalentes, en nombre et en inventivité, dans les pratiques spirites. Cette prédominance s’accompagne d’un discours genré largement relayé : elles sont alors considérées comme de meilleures médiums que leurs homologues masculins, de par leur passivité, leur perméabilité, leur caractère influençable et, dit-on, leur capacité plus grande à mettre leur corps à disposition.

 

Les femmes sont alors considérées comme de meilleures médiums que leurs homologues masculins, de par leur passivité, leur perméabilité, leur caractère influençable et, dit-on, leur capacité plus grande à mettre leur corps à disposition.

 

Fortes de leurs talents occultes supposés supérieurs, elles se font connaître et écouter, se saisissant de la médiumnité pour acquérir une aura auprès d’une assemblée privée, ou d’un voisinage. Autorité et fascination entourent ces femmes face à un public en quête de consolation ; certaines deviennent des oratrices hors-pair, se mêlent aux agitateurs sociaux et aux luttes pour l’amélioration des droits civiques des femmes, endossant parfois un rôle presque sacerdotal. Indubitablement, elles soulagent leur entourage tout en bousculant les normes, générant intérêt et convoitise. 

Georgiana Houghton : devenir médium pour devenir artiste ? 

En 2021, l’artiste Georgiana Houghton était montrée dans les premières salles de l’exposition d’ampleur « Elles font l’abstraction » au Centre Pompidou. Née en 1814, Houghton ouvre, à certains égards, la voie de l’abstraction transcendantale. S’adonnant dans un premier temps à une peinture d’après nature, elle abandonne cette pratique à la mort de sa jeune sœur, s’intéresse au spiritisme et se déclare alors, par une affirmation remarquable, « artiste-médium » en 1861, renouvelant entièrement son style. Dès ce moment, elle renonce à la figuration et rejette toutes conventions pour représenter les esprits des êtres aimés qu’elle transforme en des dessins purement abstraits qu’elle nomme « symbolisme sacré ».

 

S’adonnant dans un premier temps à une peinture d’après nature, Georgiana Houghton abandonne cette pratique à la mort de sa jeune sœur, s’intéresse au spiritisme et se déclare alors « artiste-médium » en 1861.

 

Mais comment expliquer ce passage à l’abstraction — qu’elle ne peut alors nommer en ce terme ? Tout comme chez les pionniers de l’abstraction transcendantale au début du 20siècle, elle ne représente tout d’abord pas d’objets tangibles mais bien ce qu’elle nomme une « existence spirituelle ». Par ailleurs, en tant qu’artiste-femme, Houghton n’a pas eu accès aux cours de dessin d’après nature — le seul dessin figuratif qui demeure d’elle n’a pas la sophistication de ses œuvres abstraites, comme on peut s’y attendre de la part d’une personne dont la formation artistique était limitée. Notons également que l’intention première de Houghton est de faire œuvre de pédagogie, ses dessins sont avant tout pour elle des « objets didactiques chargés d’enseigner aux autres le spiritisme et de partager les leçons des esprits sur la nature de Dieu », intention qui la place bien en marge de la fonction de représentation figurative de l’œuvre. 

Les esprits au travail

Les dessins médiumniques sont souvent riches d’indications de dates et de signatures aux patronymes parfois déroutants. Les dates correspondent au jour où se sont tenues les séances, et des prénoms et noms, souvent masculins, sont accolés à des patronymes féminins dans les signatures. Ainsi, le dessin d’Helen Butler Wells est annoté de la mention « Helen Butler Wells instrument » et dans l’angle opposé « Eswald Spirit Artist », l’autrice se place ici comme simple « instrument » agissant au nom d’Eswald, l’esprit-guide qui serait le véritable auteur de l’œuvre. Il en va de même pour le dessin d’Adela Duchacova qui porte une triple mention : sa signature, le prénom Alfons et la mention « Pracovala medijinē » qui signifie « elle a travaillé de façon médiumnique ». Pour d’autres, il s’agit de personnes à l’autorité artistique irréfutable, comme Georgiana Houghton qui affirme communiquer avec le Titien (v. 1488 – 1576) et le Corrège (1489 – 1534), quand d’autres esprits-guides semblent, quant à eux, créés de toutes pièces. Madge Gill (1882-1961) communique avec une sorte d’alter-ego fantomatique qu’elle nomme Myrninerest, signe ses œuvres de ce nom et refuse de les vendre car celles-ci appartiendraient bel et bien à son esprit-guide. Notons également que l’identification des médiums à la figure historique de Jeanne d’Arc est courante dans les cercles spirites.

 

Georgiana Houghton affirme communiquer avec le Titien et le Corrège, quand d’autres esprits-guides semblent, quant à eux, créés de toutes pièces. Madge Gill communique, elle, avec une sorte d’alter-ego fantomatique.

 

À ce titre, Jeanne Tripier (1869-1944) entend ce qu’elle appelle « la voix gutturale » et admet une soumission très forte à des assauts hallucinatoires qu’elle ressent comme une véritable « dictature ». Elle entend notamment la voix de Jeanne d’Arc, sainte et héroïne nationale qui entendait elle-même des voix et qu’elle nomme « son double fluidique ». Ainsi, ces autrices se placent sous la dictée d’esprits, souvent masculins, qui viennent légitimer leurs œuvres et les extraire, de manière détournée, de leur statut d’autodidactes. Souvent issus de la Renaissance, ces esprits sont évoqués afin de magnifier leur pratique et rendre leur talent artistique incontestable tandis que la figure de Jeanne d’Arc vient garantir la véracité du phénomène spirite à l’échelle de la nation. 

Surréalisme et médiumnité : tromper la résistance du conscient

Source de fascination pour André Breton, le chef de file du surréalisme, la pratique de l’automatisme initiée par les médiums peut être considérée comme une préfiguration de l’écriture automatique. Ouvrant la porte d’une création artistique où l’inconscient gouverne, les médiums éclairent Breton sur la possibilité de tromper la résistance du conscient. Celui-ci est initié aux tables tournantes par le peintre René Crevel et, entre 1922 et 1923, le groupe surréaliste se réunit pour des séances de « dessins hypnotiques ». Cette période dite « des sommeils » ouvre le moment inaugural de ce que Breton nomme « l’entrée des médiums » dans la création artistique. Il se saisit alors de cette manière de créer, libérée du contrôle de la pensée, et lui donne une place prépondérante au sein de la définition du surréalisme rédigée en 1924 pour le Manifeste du surréalisme. Cependant, la littérature surréaliste efface peu à peu l’apport des médiums dans la genèse de l’automatisme et le terme « dessin automatique » est souvent employé pour qualifier les dessins médiumniques, y compris ceux réalisés avant 1924.

 

Source de fascination pour André Breton, le chef de file du surréalisme, la pratique de l’automatisme initiée par les médiums peut être considérée comme une préfiguration de l’écriture automatique.


Ainsi, de manière prophétique, la médiumnité est venue profondément interroger le sens de la création artistique. Pourtant, la position éminemment marginale de ces autrices, entre médiums et artistes, de ces femmes de l’ombre, obscurité tant voulue que subie, n’a pas permis de les considérer en leur temps. Le formidable corpus réuni grâce à la donation Bruno Decharme permet de souligner leur propre place dans l’histoire de l’art : une place autonome, indépendante, émancipée d’une forme de soumission à un regard indirect, et à la juste mesure de leur contribution aux grandes remises en question du siècle. ◼