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Claude Closky, « Going for the High Score », 2000

Claude Closky : « Internet est omniprésent, je m’efforce d’en rendre compte en le questionnant de l'intérieur. »

Plasticien et vidéaste, Claude Closky a très tôt investi Internet comme nouveau territoire infini, créant des sites parodiques ou critiques. Alors que le Centre Pompidou propose « Sans objet », une nouvelle exposition en ligne dédiée à l'abstraction dans le Net art, entretien inédit avec un pionnier du genre.

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Ancien membre du collectif Les Frères Ripoulin, et lauréat du prix Marcel Duchamp en 2005, Claude Closky a fait de l’analyse des médias et de la communication une des bases de son œuvre. Dès 1997, il s’est notamment emparé d’Internet comme moyen de création, devenant l’un des artistes français les plus actifs dans ce domaine, qu’il continue encore à explorer aujourd’hui. À l’occasion de l’exposition « Sans objet » (la première exposition du Musée national d'art moderne revenant sur le sujet depuis « Vernaculaires »organisée par l’artiste et Alison Gingeras en 2001), il nous raconte son rapport à l’art en ligne.

Vous vous êtes lancé dans le Net art dès la fin des années 1990, qu'est-ce qui vous a interpellé dans cette pratique artistique ? Étiez-vous familier du travail des pionniers du genre ?

 

Claude Closky — Je connaissais certaines œuvres en ligne, notamment My Boyfriend Came Back from the War d’Olia Lialina, Mouchette de Martine Neddam, The File Room d’Antoni Muntadas, les œuvres présentées sur AdaWeb ou thing.net… J’ai été attiré par la liberté qu’offrait ce nouveau média : grande facilité pour travailler, aucun ou presque coût de production, grande facilité de partage, aucun ou presque coût pour le public. J’ai réalisé mes premiers projets pour Internet en 1997, dès que j’ai pu me connecter avec un modem 14,4 kbit/s. Il y a deux dispositifs que j’ai tout de suite voulu utiliser : la mesure du temps accessible sur le réseau et l’interactivité. Mon premier projet est un calendrier, Calendrier 1997, dont le contenu était renouvelé chaque jour de l’année 1997. Le second, Do you want love or lust ?, est un questionnaire adressé aux internautes qui renvoie dos-à-dos liberté de choix et restriction des choix. 

 

J’ai réalisé mes premiers projets pour Internet en 1997, dès que j’ai pu me connecter avec un modem 14,4 kilobit par seconde.

Claude Closky

 

À la fin des années 1990 et au début des années 2000, beaucoup d'institutions se sont intéressées à l’art sur Internet… avant parfois de le laisser progressivement de côté. Aujourd'hui il semble qu’il y ait une forme de regain d’intérêt pour ces pratiques. Quel est votre regard sur cette évolution ?

 

Claude Closky — L’intérêt pour ce média est très relatif. J’ai été surpris de voir la plupart des institutions artistiques confier leur site Internet à des éditeurs de contenu imprimé hostiles aux nouvelles possibilités qu’offrait ce nouveau média. Le but était d’occuper le terrain en dupliquant sur l’écran ce qui existait déjà sur le papier. Aujourd’hui ces institutions sont entrées dans le moule ultra normé des réseaux sociaux, mais aussi dans celui imposé par les fabricants de téléphones et leurs écrans miniatures ! Cette uniformisation de la communication est assez étrange pour partager des œuvres qui reposent sur une réinvention permanente, une volonté d’indépendance sinon de rupture vis-à-vis des formats et des discours dominants.

 

Aujourd’hui, les institutions artistiques sont entrées dans le moule ultra normé des réseaux sociaux, mais aussi dans celui imposé par les fabricants de téléphones et leurs écrans miniatures !

Claude Closky

 

Vous avez été commissaire de plusieurs expositions sur Internet, dont notamment en 2004 pour le Magasin de Grenoble, comment avez-vous abordé cette pratique ?

 

Claude Closky — Je me suis efforcé de mettre en avant certaines des propriétés de ce support, de proposer des œuvres qui le critiquaient de l’intérieur et qui puissent parler à tous. J’ai été invité par Marie-Claude Beaud en 2000 à concevoir le site Internet du Mudam au Luxembourg. Le musée dessiné par I. M. Pei était alors en construction. Nous avons présenté une première exposition en ligne et sur des ordinateurs installés dans le pavillon du Luxembourg de la 49e Biennale de Venise en 2001, avec des œuvres réalisées pour Internet du Cercle Ramo Nash (Collection Yoon Ja et Paul Devautour), Hervé Graumann, Peter Kogler. La programmation s’est poursuivie dans une iGalerie virtuelle qui se jouait des effets 3D alors à la mode, accompagnée d’un magazine où le texte défilait en lettres géantes comme sur un prompteur de télévision. Le principe était d’employer des outils de lecture propres à l’écran.

 

J’ai invité entre autres Carole Boulbès, Jean Charles Massera, Simon Lamunière, Alexandra Midal, Sara Schnittjer Tucker à publier des textes. Également Pierre Leguillon qui a réinventé ses diaporamas pour ce média. Les six épisodes produits par le Mudam entre 2002 et 2004 ont été acquis depuis par le Centre Pompidou. Ma collaboration avec le musée s’est arrêtée à son ouverture dans l’espace réel en 2006. Pour le Magasin j’ai proposé que le site Internet du musée s’ouvre sur une œuvre créée spécifiquement, différente chaque semaine. Le projet s’appelait « À la Une », il a duré un peu plus d’un an avec les œuvres d’une soixantaine d’artistes dont Monica Bonvicini, Young-Hae Chang Heavy Industries, Éric Duyckaerts, Sylvie Fleury, Anne Frémy, Vidya Gastaldon, Kenneth Goldsmith, Thomas Hirschhorn, Pierre Huyghe, Koo Jeong-A, Véronique Joumard, Miltos Manetas, Aleksandra Mir, Antoni Muntadas, Maurizio Nannucci, Marylène Negro, Olaf Nicolai, Julian Opie, Angelo Plessas, Julien Prévieux, Gerwald Rockenschaub, Rafael Rozendaal, Kristina Solomoukha, Taroop & Glabel, Téléférique, Tatiana Trouvé, Mai Ueda, Yi Zhou.
 
Vous êtes l'un des rares artistes français à avoir exploré le Net art de manière constante depuis la fin des années 1990 : comment votre pratique de cette forme d’art a-t-elle évolué au fil du temps ? Dans quelle mesure a-t-elle été affectée par les transformations qu'a connues Internet lui-même ?


Claude Closky — Mon travail consiste d’abord à observer. Internet, avec ses multiples applications, est omniprésent dans notre environnement, surtout depuis qu’il est accessible sur le téléphone. C’est pourquoi je m’efforce d’en rendre compte en le questionnant de l’intérieur, c’est-à-dire en réalisant des travaux visibles en ligne exclusivement. Plus important, la possibilité de travailler hors du marché de l’art me semble salutaire.

Vous collaborez depuis longtemps avec Jean-Noël Lafargue pour la réalisation de vos sites Internet, comment se passe le processus créatif avec lui ?

 

Claude Closky — J’ai rencontré Jean-Noël Lafargue par l’intermédiaire de Jean-Louis Boissier à l’occasion d'une des premières expositions d’art en ligne « Version Originale », organisée en France par Georges Rey en 1997, en parallèle à la 4e Biennale de Lyon. Jean-Noël Lafargue était mandaté pour aider à la programmation des sites Internet des artistes exposés peu expérimentés. Je l’ai recontacté rapidement après pour proposer un projet de « Disquette-Rom » à la revue Les Inrocks, une version volontairement low-tech du CD-Rom. Les « Disquette-Rom » avec des œuvres d’artistes conçues pour ce support auraient été offertes avec la revue. Nous étions en discussion avec le journal quand les lecteurs de disquettes ont soudainement disparu des ordinateurs, et la proposition a été abandonnée. Jean-Noël Lafargue mène aujourd'hui de nombreux travaux éditoriaux. Il a écrit plusieurs ouvrages de références sur la programmation, Internet, l’informatique, mais aussi sur la science-fiction et la bande dessinée, il est très demandé. Mais j’ai la chance qu’il trouve encore un peu temps lorsque je le sollicite pour des projets qui nécessitent de la programmation informatique.
 
Calendrier 2000 est l'un des premiers sites Internet à être entré dans la collection du Musée national d'art moderne : pourriez-vous revenir sur l’histoire de cette œuvre ? L’un de vos sites était-il déjà entré dans une collection institutionnelle ?
 
Claude Closky — Calendrier 2000 est un projet de calendrier annuel débuté en 1997, qui devait s’achever à la fin du millénaire. Ces publications proposent des préceptes en vogue dans la société en reprenant des baselines, ces phrases de signature que l’on trouve en bas de page des annonces publicitaires pour valoriser l’image des marques. Ces énoncés synthétiques sont associés artificiellement à des objets ou des services mis en vente, ils sont déduits de l’air du temps pour mettre en valeur le commerce des entreprises…

 

Peu de mes œuvres web ont été collectionnées, et certaines d’entre elles ont disparu depuis. Si le caractère numérique de ces objets permet de les dupliquer à l’identique et les stocker très facilement, ils deviennent rapidement inaccessibles parce que le matériel informatique nécessaire à leur monstration répond à une logique qui est l’inverse de celle de la conservation : être obsolète le plus vite possible.

Claude Closky

 

Peu de mes œuvres web ont été collectionnées, et certaines d’entre elles ont disparu depuis. Si le caractère numérique de ces objets permet de les dupliquer à l’identique et les stocker très facilement, ils deviennent rapidement inaccessibles parce que le matériel informatique nécessaire à leur monstration répond à une logique qui est l’inverse de celle de la conservation : être obsolète le plus vite possible. 2000 Calendar, le pendant anglais, qui n’est pas une traduction mais un calendrier réalisé à partir de textes publiés sur des média anglo-saxons, est au Walker Art Center de Minneapolis, Do you want love or lust (1997) au Dia Center de New York, 12h = 10h (1998) au Frac Languedoc-Roussillon, Going for the High Score (2000) à New Media Scotland à Edinbourg, et très récemment Total (2004) est entré dans une collection particulière.

Rectangulaire, l'œuvre qui est présentée dans l'exposition numérique « Sans objet », est une commande de l’association Paste, regroupant des anciens élèves du master sciences et techniques de l’exposition de l’Université Paris I. S’attendaient-ils à une œuvre de cette nature ? Comment vous est venue l’idée de ce générateur de carte de visite ?  

 

Claude Closky — C’est à la fois la provenance des fonds pour financer la commande, la Fondation de France, et le principe d’une association d’anciens élèves qui ont motivé la réalisation de Rectangulaire. D’une part je voulais que la commande soit accessible à tous et d’autre part travailler sur la reconnaissance et les réseaux de relations professionnelles. J’ai proposé à Paste que le générateur de cartes de visite ne soit pas un signe d’identification de leur association, mais plutôt qu’il participe à leur action dans l’art contemporain en direction du public. Internet était idéal pour le partage autant que pour la programmation propre à l’œuvre, un script qui associe une image abstraite unique à chaque nom, chaque identité. Ces compositions évoquent les liens entre individualité et communauté, corps, espace. Chaque composition est à la fois fixée définitivement et aléatoire. Aux noms Pierre Dupond et Pierre Dupont correspondent deux compositions sans rapport. Le titre Rectangulaire souligne la forme de la carte de visite, un contour qui limite les variations possibles à l’intérieur de son espace.

 

Depuis le premier confinement, il semble qu'il y ait une nouvelle visibilité pour l'art numérique, en réaction à la fermeture des lieux culturels : vous semblez vous-mêmes avoir été largement inspiré par cette période troublée…

 

Claude Closky — J’ai en effet passé du temps à suivre des propositions d’artistes sur Internet et à circuler dans des viewing rooms construites en urgence… Cette situation inédite m’a aussi inspiré une fiction, une web-série que j’ai intitulée The Confinement48 épisodes de 14 minutes mis en ligne quotidiennement à partir de début avril. Cette série est centrée sur les échanges entre les occupants partageant un même appartement, confinés ensemble depuis un temps qui semble être une éternité. Chacun des épisodes prend place dans un logement différent. Le spectateur suit les litanies de personnages qui ressassent leurs angoisses, leur mauvaise humeur, mais qui expriment aussi leur amour les uns pour les autres. On perçoit l'actualité hors champ, déformée jusqu'à l'absurde par la fiction dans un climat apocalyptique.

 

Les NFT semblent être aujourd’hui principalement des objets spéculatifs. Leur sens se réduit à leur valeur marchande. L’attention et les commentaires qu’ils suscitent sont fonction des prix qu’ils atteignent. Pour l’instant ce sont des produits qui concernent ceux qui s’intéressent à l’argent, pas à l’art.

Claude Closky

 

Quel regard portez-vous sur les NFT et la bulle spéculative actuelle autour de cette technologie ? Vous y avez récemment consacré un site, intitulé NFT ?

 

Claude Closky — Les NFT (non-fungible tokens / jetons non fongibles) semblent en effet être aujourd’hui principalement des objets spéculatifs. Leur sens se réduit à leur valeur marchande. L’attention et les commentaires qu’ils suscitent sont fonction des prix qu’ils atteignent. Pour l’instant ce sont des produits qui concernent ceux qui s’intéressent à l’argent, pas à l’art. Ils ne présentent aucune rupture dans l’histoire de l’art, peut-être même qu’ils marquent un recul dans leur aspect visuel et leur mode de commercialisation, notamment l’argument de l’authenticité qui relève du folklore. Mon site NFT, où il n’y a rien à vendre est une parodie des sites Internet de vente pour ces tokens, ces nouveaux jetons en or virtuel. ◼