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Focus sur... « Barbette » de Man Ray

Trapéziste et fildefériste américain, Barbette (de son vrai nom Vander Clyde, né au Texas en 1904) connut le succès dans l’Europe des années 1920 grâce à un numéro de music-hall d'une ambiguité fascinante : il y apparaissait métamorphosé en femme, évoluant avec grâce avant de révéler son identité masculine en arrachant sa perruque. Raconté par Cocteau et photographié par Man Ray, Barbette jette le trouble dans le genre. Focus sur cette image d'une grande modernité, conservée au Cabinet de la photographie du Musée national d'art moderne et présentée dans l'exposition « Over the Rainbow ».

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C'est à la demande de Jean Cocteau que Man Ray réalisa cette photographie de Barbette, probablement pour illustrer un article publié en 1926 dans la Nouvelle Revue française, mais qui finalement fut édité sans images. Elle fut publiée plus tard par Jacques Damase, en 1980, dans un ouvrage sur Barbette qui reprend le texte de Cocteau avec cette fois les photos inédites de Man Ray, Le Numéro Barbette, conservé à la Bibliothèque Kandinsky (cote RLQ 9858). 


Barbette était un trapéziste et fildefériste américain. Son numéro de music-hall connut le succès dans l’Europe des années 1920, en particulier à Paris, où il fut joué à l’Alhambra, au Casino de Paris, à l’Empire, au Moulin rouge, au Cirque Médranos, et dans d’autres capitales. Il y apparaissait métamorphosé en femme, évoluant avec une grâce, une aisance, une facilité telles que nul ne soupçonnait le subterfuge jusqu’au dénouement final où, au moment du salut, d’un geste brusque, après parfois cinq rappels, il arrachait sa perruque et se révélait homme. Il ne dissimulait pourtant rien de ses épaules un peu trop viriles, de ses bras musclés, de son torse plat, qui conféraient à son personnage une certaine ambiguité pour un regard attentif. Mais la surprise était grande, la réaction du public, partagée, certains se sentant abusés, d’autres charmés, d’autres émus « par le sexe surnaturel de la beauté ». 

 

Barbette était un trapéziste et fildefériste américain. Son numéro de music-hall connut le succès dans l’Europe des années 1920 […]. Il y apparaissait métamorphosé en femme, évoluant avec une grâce, une aisance, une facilité telles que nul ne soupçonnait le subterfuge jusqu’au dénouement final où, au moment du salut, d’un geste brusque, après parfois cinq rappels, il arrachait sa perruque et se révélait homme.


On connaît son numéro par la description qu’en fit Cocteau : entre un exercice de fil et un exercice de trapèze, pour enlever la robe qui l’aurait gêné, Barbette quitte son canapé couvert d’une peau d’ours en « une petite scène scabreuse, véritable chef-d’œuvre de pantomime, où parodiant, résumant toutes les femmes qu’il a étudiées, il devient la femme-type au point d’éteindre les plus jolies personnes qui le précèdent ou le suivent sur l’affiche. […] Il lui faudra ensuite sa liberté de gestes complète pour se balancer entre la scène et la salle, se pendre par un pied, imiter la chute, présenter à l’envers sa figure d’ange fou, rejoindre les deux ombres qui grandissent lorsque son trapèze l’emporte. […] Lorsqu’il retombe à terre, même lorsqu’il sautille, il aura l’air peu féminin. […]. On pense à Proust lorsqu’il brouille les sexes avec une ruse et une maladresse qui donnent à ses personnages un prestige mystérieux. […]  Au bout de ce mensonge inoubliable […] voyez le dernier tour de force, […] sitôt sa perruque arrachée, […] Barbette interprète un rôle d’homme, roule des épaules, étale ses mains, gonfle ses muscles, exagère la démarche sportive d’un joueur de golf. » Avant de quitter la scène il « ébauche un geste d’excuse, exécute une danse de gamin des rues afin d’effacer le souvenir de fable d’obsèques du cygne que laisse le numéro. » 

 

Au bout de ce mensonge inoubliable […] voyez le dernier tour de force, […] sitôt sa perruque arrachée, […] Barbette interprète un rôle d’homme, roule des épaules, étale ses mains, gonfle ses muscles, exagère la démarche sportive d’un joueur de golf. 

Jean Cocteau


Le poète dramaturge vit dans cette « machine de sortilèges, d’émotions, de trompe l’âme et trompe les sens », une « extraordinaire leçon de métier théâtral ». La minutie avec laquelle Barbette prépare son personnage lui parut aussi intéressante que la finesse avec laquelle il l’incarne. Cocteau fit donc saisir par Man Ray le processus de transformation de l’artiste. Ce portrait fait partie d’un ensemble de neuf photographies qui montrent les différentes phases de préparation de Barbette avant son numéro. Ici on le voit dans sa loge, de face, déjà fardé, torse nu poudré, lèvres qu’on devine vermeilles, brillantes comme de l’émail, le regard intense, fixe, dirigé droit sur l’objectif. Les yeux cristallins soulignés de noir, les cils épaissis, prolongés participent à l’effet fantastique de l’image. Mais ce regard énigmatique ne serait-il pas celui de l’acteur déjà sur scène dans l’imagination, concentré sur son personnage, dont l’effigie flotte à côté de lui ? Car l’image est double, deux images sont superposées : sur les pointes de chaussons de danseuse classique, vêtu d’une robe de gaze et de plumes d’autruche, suspendu dans les airs à la manière des anges des peintures gothiques, c’est Barbette dans son exercice de fil. 


Techniquement il s’agit d’une image positive obtenue par inversion des valeurs de la numérisation du négatif original, lui-même issu de la superposition de deux négatifs, selon la technique de la double exposition, dite aussi surimpression, qui permet de superposer deux images prises à deux instants différents pour n'en faire qu'un cliché. Les deux images réunies nous donnent ainsi une vision synthétique du comédien avant et après la transformation. Les trois images sont visibles dans l’ouvrage de Jacques Damase : le regard intense sur la couverture, l’image composée reproduite inversée. Ce collage visuel intégré au processus photographique est typique de l’intérêt surréaliste pour l’étrange, l’inattendu, le surnaturel. On y reconnaît le génie poétique et bricoleur de Man Ray. La manière dont Man Ray joue dans sa pratique photographique avec la réalité et avec la technique fait écho au caractère subversif de la formidable supercherie.

 

La manière dont Man Ray joue dans sa pratique photographique avec la réalité et avec la technique fait écho au caractère subversif de la formidable supercherie.


Dans sa réalité matérielle, ce portrait de Barbette est un négatif. Il fait partie d’un ensemble de 1 500 autres entrés dans la collection du Musée national d’art moderne en 1995 par le don de Lucien Treillard, qui fut l’assistant de Man Ray durant les quinze dernières années de sa vie, don qui est venu compléter la dation Juliet Man Ray, entrée en collection en 1992, et qui compte 12 000 négatifs provenant du fonds d’atelier de l’artiste, dont les deux tiers sont des portraits. Si ces acquisitions comportent autant de négatifs, c’est que Man Ray effectuait rarement lui-même les tirages de ses clichés. Ses assistants ou des professionnels qu’il estimait plus qualifiés que lui le faisaient à sa place. 

Né à Philadelphie en 1890 de parents d’origine juive russe, Emmanuel Radnitzky, dit Man Ray, veut être peintre quand il commence à faire des photographies dès les années 1910. Tout d’abord pour photographier ses peintures. Puis il réalise ses premières photographies dadaïstes en 1918-1920, où pointent l’humour et l’ironie, qui, avec la présence de l’objet, les font s’apparenter aux ready-made de Marcel Duchamp, dont il est déjà proche à l’époque. À son arrivée à Paris en 1921, ses peintures se vendant peu ou même pas du tout, pour gagner sa vie, il s’établit photographe professionnel. Il fait ses débuts dans la photographie de mode en travaillant pour Paul Poiret. Dans son studio, il photographie le Tout-Paris, le milieu artistique, les Américains de passage et les Américaines expatriées, peut-être les mêmes qui se pressent dans la loge de Barbette pour féliciter leur compatriote. Au fil de ses cinquante ans de pratique professionnelle, il aura fait le portrait de la vie artistique et intellectuelle parisienne. Il mène ses deux activités de créateur et de photographe mondain de façon distincte, mais il arrive parfois que comme dans notre image les deux se combinent, car cette photographie témoigne à la fois de la vie parisienne, du travail de portraitiste de Man Ray et de son inventivité artistique.

 

L’identité véritable de Barbette est un peu floue. Comment s’appelait-il vraiment ? Les sources diffèrent. Nous trouvons toutes les versions de son nom, dans l’ordre et inversé, avec et sans espace : Van der Clyde, Clyde Vander, Vander Clyde.


L’identité véritable de Barbette est un peu floue. Comment s’appelait-il vraiment ? Les sources diffèrent. Nous trouvons toutes les versions de son nom, dans l’ordre et inversé, avec et sans espace : Van der Clyde, Clyde Vander, Vander Clyde. La notice nécrologique du New York Times le donne Vander Barbette, né à Round Rock, Texas, le 19 décembre 1904 ; la Bibliothèque nationale de France, Vander Clyde Broadway, né à Breckenridge, le 19 décembre 1899. Dans les deux cas au Texas, près d’Austin. Croyons Francis Steegmuller qui l’a rencontré en 1966 : Barbette est né Vander Clyde, à Round Rock, Texas, le 19 décembre 1904. Ces imprécisions renforcent le caractère énigmatique du personnage. Il avait des allures de statue qui prend vie, son corps doté de petits pieds et de petites mains se prêtait au travestissement, ce qui ne peut manquer d’évoquer la fluidité de genre. Mais que ressentait-il ? Nous n’en savons rien. Mystère. Barbette est avant tout un comédien délicat et raffiné, formé dans la veine des acteurs shakespeariens qui jouent des rôles de femme. ◼