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« Kaddish », lorsqu'Allen Ginsberg fait d'une prière un flow profane

À l'occasion de Moviment, le Centre Pompidou présente le poème Kaddish du sulfureux Allen Ginsberg, récemment entré en collection, dans une édition rare illustrée par l'artiste israélien Moshe Gershuni. Fondateur de la Beat Generation, aux côtés de Jack Kerouac et de William S. Burroughs, Ginsberg écrit ce long poème en 1957, après le décès de sa mère. Un texte incontournable où se disputent l'amour à la rage, dans une danse sauvage avec la mort, sur fond de rythmes de jazz et de souvenirs d'enfance. Décryptage.

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La Bibliothèque Kandinsky vient d’acquérir une édition rare et méconnue du poème Kaddish (1957) par Allen Ginsberg (1926-1997), figure phare de la Beat Generation aux côtés de Jack Kerouac et William Burroughs. Le poème, hommage à sa mère qui vient de mourir après avoir sombré dans la folie, est sans doute l’un des plus forts de la littérature beat. Lors de l’enterrement de Naomi Ginsberg, le nombre minimum des dix hommes, exigé par la tradition hébraïque pour réciter la prière de deuil, le kaddish, n’a pas été atteint et celui-ci n’a donc pu être prononcé. L’artiste, qui n’avait pu être présent à la cérémonie, a alors décidé d’improviser celle-ci, l’éloignant de la liturgie pour l’inscrire dans un flow profane.

 

Le poème, hommage à la mère de Ginsberg qui vient de mourir après avoir sombré dans la folie, est sans doute l’un des plus forts de la littérature Beat.

 

La précieuse édition bilingue, anglais et hébreu, imprimée à quarante-huit exemplaires l’année de la mort de Ginsberg à Jaffa impressionne et en même temps déroute par son faste et son impression à l’ancienne : grand format fragile et peu maniable, textes composés en sérigraphie d’après un caractère typographique allemand du début du 20e siècle, illustrations d’un noir profond déposées sur de délicats carrés dorés à la feuille… D’un point de vue esthétique, l’ouvrage semble plus proche des icônes – c’est effectivement la spécialité de l’artisane qui a doré l’ouvrage – que de l’esprit iconoclaste de la Beat Generation, qui choquait l’Amérique puritaine et ségrégationniste de l’après-guerre avec sa recherche de la jouissance perpétuelle et d’un état de transe provoqué par les rythmes afro-américains du jazz, du blues et les spiritualités chamaniques.

La réponse à cet apparent grand écart esthétique se trouve peut-être dans le dialogue que propose cette édition avec une série de sérigraphies noires réalisées par l’artiste et peintre israélien Moshe Gershuni (1936-2017). S’il se fait connaître dans les années 1970 grâce à des performances parfois proches de l’activisme politique, l’artiste ne commence véritablement à peindre qu’au tournant des années 1980, suite à une rupture à la fois personnelle et esthétique : la faillite de son mariage et l’acceptation de son homosexualité d’une part ; l’abandon, d’autre part, de la sculpture et de pratiques issues de l’art conceptuel telles qu’elles sont visibles dans le projet collectif Metzer-Messer en 1972, questionnant la colonisation de la terre palestinienne aux côtés des artistes Micha Ulmann et Avital Geva.

Lorsqu'il peint, l'artiste est souvent accroupi au-dessus ou allongé à côté de l’œuvre – il procède directement avec ses mains ou ses doigts, par ajout, étalement ou grattage de la couleur ou de l’encre, s’identifiant à un animal blessé, un être humain courbé de honte. Il privilégie comme support un papier épais plutôt que de la toile, s’intéressant à la matérialité du pigment ainsi qu’aux techniques et effets obtenus grâce à différents outils de gravure et techniques d’impression. Des lettres, phrases, des vers ou versets, psaumes peuvent se glisser dans les compositions, venant de source biblique, de poésie ou de chanson populaire. Des taches peuvent également apparaître, ainsi que des signes faisant référence de manière plus ou moins lointaine et précise à une symbolique religieuse, voire à l’Holocauste.

 

Ginsberg enveloppe la prière dans les rythmes lancinants du blues et syncopés du jazz de l’esthétique beat.

 

Les compositions du Kaddish de 1997 réactivent une première série d’œuvres graphiques de l’artiste qui porte le même titre, produite avec le Jerusalem Print Workshop à partir de 1984, et visibles sur le site du musée d'art et d'histoire du Judaïsme. Les sérigraphies du livre de l’atelier Har-El traduisent le vocabulaire pictural de Gershuni de la meilleure manière : techniques de peinture non académiques (formes et fonds tracés avec les doigts, grattage du noir, présence de taches, de signes et de symboles directionnels comme des flèches), motifs esquissés et répétés (couronnes mortuaires, fleur pouvant faire penser à un cyclamen).

Le poème beat de Ginsberg et la série de gravures abstraites et tourmentées de Gershuni, relativement différents dans leurs modes d’expression, n’ont pas été créés directement l’un pour l’autre. Ils dialoguent dans un même livre autour d’un parti pris commun : une interprétation profane, intime et désenchantée de la prière dans une tradition romantique. Se tournant tous deux vers le Kaddish après un événement qui a profondément remis en question le sens de leur vie personnelle, ils s’approprient et détournent une forme canonique de la liturgie juive vers des horizons esthétiques inédits. Ginsberg, en particulier, enveloppe la prière dans les rythmes lancinants du blues et syncopés du jazz de l’esthétique beat : 

 

Étrange tout à coup de penser à toi, partie sans corset ni yeux, et moi qui marche sur le trottoir ensoleillé Greenwich Village centre ville Manhattan, midi d’hiver clair, ne me suis pas couché de la nuit, ai parlé, ai parlé, ai lu le Kaddish à haute voix, ai écouté Ray Charles gueulant son blues tue-tête comme un sourd sur le pick-up. 

 

Loin d’être anecdotique, la référence dès les premiers vers à Ray Charles, dont à titre d’exemple le single I Got a Woman (1954) reprend la structure du chant Gospel It Must Be Jesus des Southern Tones, fait écho, elle aussi, à cette réappropriation personnelle de formes jusqu’alors réservées à la célébration du divin. Dans cette perspective, Ginsberg et Gershuni, tout comme l’imprimeur Jacob Harel, doivent beaucoup à une même figure artistique de la fin du 18e siècle, le poète, artiste et graveur William Blake (1757-1827).

 

Blake défendait le droit à la liberté de retranscrire son rapport mystique à la religion dans des dessins et des textes profanes ; « je ne connais pas d’autre christianisme et d’autre évangile que la liberté du corps et de l’esprit tout ensemble d’exercer les arts divins de l’Imagination », disait-il. Cet exercice de retranscription de ses visions, il le désigne comme la recherche d’« Illuminations », cherchant à reproduire dans l’unification esthétique entre ses textes et ses dessins sur une même page, l’évidente clarté qui l’a animé lors de la création. Cette illumination qui, en anglais, désigne également les enluminures de livres, n’est pas seulement spirituelle. Appelant à un rapport fusionnel, synesthétique entre le texte et l’image, l’illumination de Blake s’inscrit dans une dialectique du matériel et du spirituel dans l’art qui le conduit à inventer un nouveau concept, l’illuminated printing [impression enluminée] qui consiste à encrer texte et images à partir d’une même plaque, dans l’espoir de restituer au lecteur le visible et le lisible dans un même mouvement.

L’impression de Kaddish par Jacob Harel est tributaire de cette tradition. Si la technique de la sérigraphie utilisée ici s’écarte de la méthode de Blake, elle garde néanmoins ce même principe d’une impression simultanée du texte et des gravures. Alors qu’habituellement on distingue généralement la composition du texte typographique de la gravure, l’atelier Harel a choisi de sérigraphier l’ensemble, possiblement sur le même écran, pour obtenir exactement le même noir dans le texte et les gravures. Cela relève d’une expérimentation technique audacieuse car la sérigraphie fonctionnant à la manière d’un pochoir est bien moins précise pour retranscrire le dessin de lettres qu’un caractère typographique en bois ou en métal. L’ombre des illuminations de Blake plane, par ailleurs, sur les images de Gershuni, ainsi que l’a souligné en 1998 l’artiste et réalisateur de films israélien Roee Rosen : « Dans l’œuvre de Blake, le texte et l’image se confondent souvent littéralement ; les ornements de lettres deviennent des vignettes animées, tandis que les miniatures ajoutent des mots comme des signes de ponctuation figuratifs. Des transmutations similaires se retrouvent chez Gershuni, où les symboles animés suggèrent un bestiaire d’hybrides : signes impurs textuels-visuels, imaginaires-symboliques. Le lien de Gershuni avec les manuscrits enluminés – un médium avec des relations entre le texte et l’image en son cœur – est renforcé dans des œuvres en série telles que Kaddish (1984) où les paroles des chants et des prières sont exposées en séquences, comme sur des pages de livre. »

Rosen a écrit cet essai sur Gershuni alors qu’il travaillait lui-même sur son projet de dessins et de livre d’artiste Live and Die as Eva Braun, une fiction autour de la maîtresse d’Hitler. Il le considère comme un « manifeste caché » de ses propres questionnements sur la visibilité et l’invisibilité de la représentation de l’Holocauste et, plus généralement du sacré dans l’art contemporain en Israël. Rosen rappelle en effet que Gershuni est le premier peintre à oser représenter des svatiskas en Israël. La perte de sens d’un point de vue personnel rejoint chez l’artiste celle d’une mémoire collective qui s’est construite sur la désolation et la mort. Les réflexions sur la forme du livre et la présence de signes et symboles reconnaissables dans la peinture de l’artiste sont ainsi directement à mettre en relation avec le rythme et l’organisation des prières et d’une liturgie.

 

La perte de sens d’un point de vue personnel rejoint chez Gershuni celle d’une mémoire collective qui s’est construite sur la désolation et la mort.

 

Plus encore que chez Gershuni, c’est avant tout chez Ginsberg que le fantôme de Blake est le plus présent. S’élevant contre l’esprit rationaliste de la physique newtonienne, le poète anglais fascine l’auteur de la Beat Generation par sa réhabilitation des visions mystiques, seules capables de nous éclairer dans la complexité du réel. Ginsberg, lui-même, racontait d’ailleurs en 1965 avoir eu une vision au cours de laquelle la voix du défunt poète lui serait apparue ; « tout à coup, en même temps que je m’en rendais compte, j’ai entendu une voix grave et très profonde dans la pièce, que j’ai immédiatement supposée, sans avoir à y réfléchir deux fois, être la voix de Blake ». Certains lecteurs se rappelleront peut-être qu’en 1990 lors du festival Polyphonix, Allen Ginsberg avait réalisé au Centre Pompidou, une lecture-performance du poème Tyger [Le Tigre] du poète britannique, issue d’un album vinyle à partir des poèmes de Songs of Innocence and Experience avec des arrangements au clavecin qu’il publiait en 1970.

 

Sans contraires, pas de progression. Attraction et répulsion, raison et énergie, amour et haine sont nécessaires à l’existence humaine.

William Blake

 

Dans Kaddish, la question de ces visions est fondamentale car elle fait écho aux visions de la mère de l’artiste, Naomi, en proie à des hallucinations et des crises de paranoïa qu’elle ne parvient pas à maîtriser, jusqu’à en mourir. Les visions sont, dans Kaddish, à la fois le poison et le remède, s’insérant dans une dialectique de la réconciliation chère à Blake ; « sans contraires, pas de progression. Attraction et répulsion, raison et énergie, amour et haine sont nécessaires à l’existence humaine », écrivait le poète du 18e siècle qui contestait ainsi l’hégémonie de la pensée rationaliste issue de la physique newtonienne. En 1978, Ginsberg donne une conférence intitulée « Your Reason & Blake System. Discourse on Urizen » dans laquelle il souligne l’importance de Blake dans sa cosmogonie personnelle et la manière dont son œuvre pouvait aider à vivre des périodes troubles :

 

Les livres prophétiques sont en fait des réflexions des conflits personnels de Blake à son époque. Dans Jerusalem, il y a un thème qui est utile aujourd’hui. L’argument entre la colère politique — disons, sur la bombe nucléaire — et un sens de la compassion et de la pitié ; et une prise de conscience que la parole ne compte pas, ou que si c’est le cas, il n’y a pas de manière de l’aborder avec colère. Blake était aux prises avec les mêmes émotions avec lesquelles nous luttons qui, je suppose, étaient plus ou moins courantes, pour son époque révolutionnaire – après la Révolution française et la destruction de l’idéalisme […]. Les livres de Blake sont utiles aujourd’hui comme explorations des problèmes similaires que nous rencontrons.

 

Si Ginsberg évoque ici un épisode historique précis – la peur de Blake d’être pourchassé car trop révolutionnaire pour les royalistes et insuffisamment révolutionnaire pour les révolutionnaires, suite à l’adoption de la loi relative à l’attaque contre les libertés fondamentales des Anglais, restreignant la liberté de parole le 7 mai 1793 –, le commentaire met en avant la modernité de l’esthétique de Blake, malgré le caractère ancestral du livre enluminé qu’il investit. Les visions de Ginsberg et de Gershuni pourraient dans cette édition produite justement sur les terres de Palestine, se faire l’écho d’une même poétique qui trouve dans l’art et la poésie, les clés d’un monde désenchanté aux frontières de la destruction et de la folie. ◼

Dans l'agenda

L’édition de Kaddish (1997, galerie Harel) est entrée dans la collection du Musée national d’art moderne grâce au soutien du fonds Artis et des Amis du Musée (2022)