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La visite amoureuse de... Adeline Rapon

La photographe et militante afroféministe Adeline Rapon, 34 ans, explore dans son travail les idées de communauté et d'identité. Ses images sensibles racontent notamment ses racines antillaises. De Zanele Muholi à Gordon Parks en passant par Hiroji Kubota, elle nous guide au cœur de l'exposition événement « Corps à corps ». Visite (forcément) subjective.

± 4 min

« La question du point de vue des photographes est essentielle pour moi ; une photo en révèle beaucoup sur la personne derrière l’objectif. Cette exposition m’a fait découvrir de nouveaux regards, de nouvelles approches alors que je me tourne de plus en plus vers la photographie documentaire.

 

 

Dans « Corps à corps », il y a beaucoup de portraits, des portraits d’enfants notamment, comme chez Lewis Hine qui dénonce leur exploitation aux États-Unis au début du 20e siècle. Les plans très serrés, qu’on retrouve aussi chez Claude Simon, un peu plus loin, rappellent des photos d’identité. On a peu d’informations de contexte, à l’inverse de ce que je recherche dans ma pratique. Finalement, ces photos d’enfants sont magnifiques, mais elles ne disent pas grand-chose de leurs conditions de vie. Le regard du photographe est esthétisant, extérieur au contexte.

 

La question du point de vue des photographes est essentielle pour moi ; une photo en révèle beaucoup sur la personne derrière l’objectif.

Adeline Rapon

 

C’est ce qu’on retrouve également, à la fin de l’exposition, dans la photo de couverture du Life. La fillette qui pleure, saisie par Gordon Parks, utilisée comme image iconique des souffrances qu’engendrent la ségrégation et le racisme. Mais que sait-on vraiment de cette fillette ? Pourquoi pleure-t-elle ?

C’est précisément ce qui me questionne : comment rendre compte d’une situation extérieure à soi-même ? Dans la photo de Roman Vishniac, Sara, The Only Flowers of her Childhood, on a une petite fille au regard hébété, délaissée, seule dans un lit trop grand, dans un contexte de pogroms. Ce qui est assez marquant, c’est que la photo est sublime. Je me questionne de plus en plus sur la sublimation de la détresse. Que cherche-ton à montrer ? Si on enlève la date de la photo, son contexte, elle prend un tout autre sens.

 

Un peu plus loin, une autre œuvre que j’ai particulièrement aimée ; cet homme noir sur fond rouge, cette série d’Assaf Shoshan. On ne sait rien de cet homme, sinon qu’il est sur un fond rouge. C’est la photo d’identité d’un homme qui n’en a pas. Il a l’air d’abord sympathique, puis il se fige sur les images suivantes. Comme si, au fil de la séance, il perdait patience. On observe l’évolution de son regard sur le photographe. Ce qu’on voit là, c’est que le lien entre un sujet et un photographe n’est pas si évident.

Une image en dit plus sur le photographe que sur le sujet. Je comprends mieux une image lorsque je sais par qui elle est prise. Zanele Muholi, photographe sud-africaine, est très engagée en faveur des communautés LGBTQIA+. On voit rapidement que ses modèles la connaissent. Leur relation à la photographe semble beaucoup plus naturelle. C’est flagrant, parce que la photographe fait partie de la même communauté. Les modèles ne regardent pas le public, mais la photographe. Pas de fioritures dans ces portraits directs, francs. Le regard de chacune de ces personnes m’interpelle directement, et m’interroge ; il y a comme un flou dans le genre.

 

Plus la distance est grande entre un sujet et un·e photographe, plus l’objectivité documentaire d’une photo en pâtit.

Adeline Rapon

 

Selon moi, plus la distance est grande entre un sujet et un·e photographe, plus l’objectivité documentaire d’une photo en pâtit. On doit par exemple aux photographes noirs d’avoir fait évoluer la chimie des pellicules, comme les logiciels présents dans les smartphones pour obtenir un meilleur rendu des peaux sombres. Ces artistes ont nécessairement un autre point de vue sur leur communauté.

 

Les réseaux sociaux, et la profusion des images qu’ils véhiculent, permettent la multiplicité des points de vue. Le point de vue queer n’a jamais eu une telle exposition par le passé. On en revient à la notion d’objectivité qui me préoccupe beaucoup. Même si elle est faussée, la multiplication des angles ne serait-elle pas le moyen d’y parvenir ?

Cette photo des jambes par Dorothea Lange a sans doute été volée, prise à l'improviste, mais elle en dit si long ! Contrairement à son pendant chez Henri Cartier-Bresson, on n’est pas du tout dans l’objectivation du corps. Cette image, ces bas reprisés… ils en révèlent beaucoup sur cette femme. Qui d’autre qu’une femme pour savoir ce que signifie repriser ses bas, pour s’arrêter sur ce détail ?

 

Tout aussi étonnantes, les coiffures nigérianes saisies par J.D. ‘Okhai Ojeikere. Nulle esthétisation, aucune érotisation. Nulle trace d’exotisation, lui-même étant nigérian. C’est un inventaire auquel il se livre, au gré de ses rencontres.

 

Enfin, cette photo de Hiroji Kubota est fascinante. Ce photographe japonais a été accepté parmi les Black Panthers, qui n’auraient jamais pris un photographe blanc. Cette image est tellement japonaise ; un côté encré, propre à l’art japonais. J’adore cette photo, elle est trop belle ! De nouveau, elle permet d'en apprendre beaucoup sur le photographe. » ◼

Toute l'exposition en un catalogue !

 

 

49 € | 46,55 € adhérent