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Le monde rêvé d'Alice Rohrwacher

Figure de proue du jeune cinéma italien, Alice Rohrwacher s'affirme comme la digne héritière d’une lignée de grands cinéastes transalpins, de Pier Paolo Pasolini à Roberto Rossellini en passant par Vittorio De Sica, Ermanno Olmi et Federico Fellini. Ses films explorent un passé ancestral, navigant entre histoire et mythes, ruralité et modernité — à l'image de La Chimère, avec Isabella Rossellini et Josh O'Connor, présenté en compétition au festival de Cannes 2023, et projeté en avant-première au Centre Pompidou. Focus sur la toute première rétrospective intégrale dédiée à la cinéaste.

± 6 min

« La Terre est un corpo celeste, un corps céleste — c’est le titre d’un livre d’une écrivaine que j’aime beaucoup, Anna Maria Ortese, et la base de l’éducation que tout le monde devrait recevoir. Ce n’est pas la peine de chercher le paradis ailleurs, d’aller dans les étoiles pour être sur une étoile... Il faut retourner nos regards, pour chercher l’ailleurs ici et protéger le paradis de la vie terrestre. »  Tel est le prisme par lequel la cinéaste italienne, Alice Rohrwacher, regarde le monde dans lequel elle habite et à partir duquel elle fabrique ses films. Ancrés dans le territoire italien, souvent dans les paysages proches de ceux dans lesquels elle a grandi et où elle vit encore aujourd’hui, ses films observent le monde moderne et ses paysages, ruraux et urbains, sans jamais oublier le passé qui les constitue, les mythes et histoires, parfois menacés d’oubli ou de disparition, qui les fondent. 

 

Ancrés dans le territoire italien, souvent dans les paysages proches de ceux dans lesquels elle a grandi et où elle vit encore aujourd’hui, ses films observent le monde moderne et ses paysages, ruraux et urbains, sans jamais oublier le passé qui les constitue, les mythes et histoires, parfois menacés d’oubli ou de disparition, qui les fondent. 


Celle qui a passé une enfance — qu’elle décrit comme assez autarcique — à lire, est bouleversée par la puissance des images (elle est née en 1981, ndlr). C’est d’abord par le montage qu’elle se passionne pour le cinéma qu’elle découvre étudiante en littérature et philosophie à l’université de Turin : Roberto Rossellini, Vittorio De Sica, Federico Fellini, Pier Paolo Pasolini mais aussi Rainer Werner Fassbinder, Victor Erice, Agnès Varda, Sergueï Paradjanov. La réalisation s’impose vite tant « regarder et montrer avec son propre point de vue » pour s’emparer d’un récit lui plaît.

 

Son premier film, Un piccolo spettacolo, coréalisé avec Pier Paolo Giarolo, un documentaire sur une famille de circassiens sillonnant l’Italie et cherchant à vivre libre dans la pratique de son art, témoigne d’emblée d’un point de vue, d’une attention à l’autre et d’un univers. C’est aussi le premier contact avec celles et ceux qui peuplent son cinéma depuis : des individus à la marge, en quête de liberté, et des familles réelles, recomposées ou inventées. C’est le cas de Marta, la protagoniste de son premier long métrage, Corpo celeste (2011), sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes : fraîchement arrivée de Suisse, elle rentre à treize ans dans sa Calabre natale où elle se sent comme une étrangère. Sa mère espère que les cours de catéchisme lui permettront de s’intégrer à la communauté. La caméra d’Hélène Louvart, collaboratrice attitrée d’Alice Rohrwacher, est chevillée à la jeune fille, l’accompagnant dans la scrutation de son corps en plein bouleversement et la suivant dans sa recherche d’un espace libre et accueillant, au sein de magnifiques plans-séquence. « Au début, c’était très drôle, on a tourné Corpo celeste et Les Merveilles presque attachées, c’est-à-dire qu’Hélène avait la caméra à la main et moi je prenais Hélène dans mes bras. Et avec de petites caresses, elle sentait mon regard : on voit dans les films des mouvements pas forcément liés à la narration, des mouvements plutôt intérieurs. Souvent la caméra bouge non pour suivre l’action mais pour suivre un regard. » Ce regard est tout autant celui des personnages que celui de la cinéaste qui n’investit pas une forme de narration classique comme dans le très beau court métrage Quattro strade, réalisé en plein confinement, dans lequel elle tourne elle-même, avec son « œil magique », la simple beauté de la nature qui l’entoure, ses voisins, sa fille. Les sensations, l’observation, les sentiments priment sur la dramaturgie ce que le recours quasi systématique à la pellicule rend encore plus sensible, tout comme la diversité des formats — courts, moyens, longs métrages, fictions, documentaires, films collectifs — ainsi que l’expérimentation formelle à l’œuvre. Celle-ci s’applique à chaque étape de la fabrication du film : le casting qui mélange acteurs professionnels et non professionnels, le tournage sur lequel la cinéaste accueille les changements qui adviennent lors des répétitions, et le montage, surtout dans ses deux derniers films en date, Heureux comme Lazzaro (2018) et La Chimère (2023) : « Maintenant, avec Nelly Quettier, sur les deux derniers films, je dirais que nous avons opté pour un montage plus libre, qui ose se montrer, entrer dans le film, contribuer au récit comme une voix de plus dans un chœur chantant la même chanson, mais avec des timbres différents. »

Cette liberté formelle s’inscrit dans la volonté de recréer des mondes de toutes pièces, ce que la fiction et ses infinies possibilités lui permettent de mettre en œuvre. C’est pourquoi elle s’attache à la forme de la fiction plus qu’à celle du documentaire qu’elle continue néanmoins à pratiquer sporadiquement et de façon collective, avec le court métrage Omelia contadina coréalisé avec JR, action cinématographique dénonçant la disparition du monde paysan, ou Futura (2021) coréalisé avec Pietro Marcello et Francesco Munzi, portrait de jeunes Italiens, leur situation au présent, leurs envies et craintes pour l’avenir dont le tournage a été bouleversé par le Covid. « […] Je me suis dit que la fiction peut être parfois plus réelle que le documentaire : on cherche à recréer quelque chose de naturel, on fait une fleur en papier et on dit "Oh, on dirait une vraie !" », se souvient-elle lorsqu’elle décide de transformer Corpo celeste en fiction, initialement pensé comme un documentaire. Dès lors, Alice Rohrwacher ne cesse de puiser dans le réel pour l’amener vers la fiction. C’est le cas des Merveilles (2014), son deuxième long métrage, Grand Prix au festival de Cannes, inspiré d’éléments de son enfance et dans lequel elle confie le rôle de la mère à sa sœur, Alba Rohrwacher, précieuse partenaire depuis ses débuts, mettant en scène une famille d’apiculteurs vivant à l’écart en Ombrie près du lac Bolsena — où vit la cinéaste. Le récit se concentre plus particulièrement sur Gelsomina, l’aînée de la famille. Étouffant dans le giron familial sur lequel règne un père aimant mais autoritaire, elle s’imagine que la participation à une émission de télévision locale pourrait changer le cours de sa vie. 


Dans son troisième long métrage, Heureux comme Lazzaro (2018), Prix du scénario au festival de Cannes, elle laisse libre cours à son inventivité, abolissant toute frontière temporelle et spatiale dans un récit fantastique qui suit le personnage de Lazzaro, un simplet incarnant la bonté pure, traversant les âges et révélant au grand jour la cupidité du monde moderne. La Chimère son dernier film en date, en compétition au festival de Cannes, présenté en avant-première à l’ouverture de la rétrospective (et dont la sortie en salles est prévue le 6 décembre), repousse encore plus loin le champ de l’expérimentation. Au sein d’un récit qui suit les péripéties d’un groupe de pilleurs de tombes, les « tombaroli » qu’elle a croisés maintes fois dans son enfance, Alice Rohrwacher nous livre un film, mélange de récit d’aventures et histoire d’amour, à la fois drôle et mélancolique, dans lequel le spectateur navigue entre les mondes —  souterrain, terrestre et celui de l’au-delà, revisitant le mythe d’Orphée et Eurydice.

 

Dans La Chimère, récit d’aventures et histoire d’amour à la fois drôle et mélancolique revisitant le mythe d’Orphée et Eurydice, le spectateur navigue entre les mondes — souterrain, terrestre et celui de l’au-delà.

 

Cette déambulation entre les mondes et les décors créés pour La Chimère sont au cœur de l’exposition qui accompagne la rétrospective intégrale, « Bar Luna », la première qu’elle conçoit, avec la compagnie de théâtre Muta Imago, et le fleuriste paysagiste, Thierry Boutemy. D’un bar italien des années 1980, où le visiteur pourra s’attabler afin de déguster du café, en écoutant de la musique de l’époque et en jouant au baby-foot, l’on passe à un cinéma en plein air dans lequel est projeté une scène inédite de La Chimère, « Le Fil rouge », dont le récit nous transporte vers un au-delà avant de nous ramener sur terre dans la contemplation d'un ciel étoilé et de la nature vivante qui s’y cache. La fin du parcours nous amène tout droit dans la cuisine d’Alice Rohrwacher, garnie d’objets de son quotidien. « Le cinéma est comme une maison, où les choses se réunissent dans les images ». Ainsi, pour Alice Rohrwacher, sa vie et la vie des films ne font qu’un. ◼