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Mark Brusse, le Hollandais volant

À la fois peintre, sculpteur et graveur, l'artiste néerlandais Mark Brusse s'intéresse au caractère événementiel et éphémère de l'œuvre. Proche du Nouveau réalisme et de Fluxus, amoureux du Japon et de la Corée, Brusse est un artiste nomade, voyageant de culture en culture et de technique en technique (assemblage, peinture, céramique, collage). Alors qu'une salle du Musée lui est consacrée ce printemps, ce proche de John Cage revient sur plus d'un demi-siècle de création, depuis son arrivée à Paris en 1960 jusqu'à nos jours. Entretien inédit.

± 7 min

Vous arrivez à Paris en 1960. Puis vous y restez. Qu’est-ce qui vous y a retenu ?
Mark Brusse —
À mon arrivée, en 1960, j'avais une bourse de quatre cents francs par mois. De quoi me payer le loyer d'une petite chambre pendant huit mois et, en guise d’atelier, un bout de grenier-dépôt du cimetière Montparnasse. C'est là que j’ai commencé à faire des assemblages avec le bois rammassé sur place, la matière de base de mon travail jusqu'à aujourd'hui. À la fin de ma bourse, je me suis retrouvé sans revenus ; je me suis installé dans une chambre de deux mètres carrés à la Contrescarpe et je vivotais en faisant la plonge dans un petit restaurant du quartier. Je me trouvais dans une situation très précaire. Si je suis resté, c'est dans la perspective d'une exposition fin 1961, à la galerie du Haut-Pavé. Puis parce que j'ai été sélectionné par « la jeune critique » pour la Biennale de Paris, la même année. Mais c'est surtout l’ambiance du Paris-rive gauche ainsi que la solidarité, l’amitié d'artistes comme Raymond Hains, Daniel Spoerri, Shamai Haber, Robert Filliou, Erró et François Arnal, dès mon arrivée à Montparnasse, qui m'ont retenu.

Pourriez-vous nous dire quelques mots de la Soft Machine exposée en ce moment et de son titre qui fait songer à William Burroughs ?
Mark Brusse —
Mes premiers assemblages avec du vieux bois étaient traités avec un brûleur puis huilés, ce qui donnait un aspect de douceur à la surface : soft. Le fonctionnement des machines bricolées est entravé par de petits coussins en tissu placés dans la structure. Les appeler Soft Machines, c'était une évidence pour moi. C'est alors qu'un ami, Guy Harloff, m'a appris que son voisin au Beat Hôtel, rue Gît-le-Cœur, était un écrivain américain qui travaillait sur un roman qu'il voulait appeler Soft Machine. Je suis donc allé voir ce voisin : c'était William Burroughs ! et je lui ai demandé de m’écrire un court texte pour une exposition à la galerie 20 (avec Guy Harloff), à Arnhem, en Hollande et à la galerie Ursula Girardon, à Paris.

 

La sculpture de Mark Brusse pose l’ironique énigme d’une machine sans fonction. C’est la machine faisant marche-arrière vers la juxtaposition fortuite du tas de détritus.

William Burroughs, Paris, le 1er mars 1963

 

La rencontre avec Burroughs dans cette chambre d’hôtel m’a profondément impressionné. Son lit était défait, sur une petite table, sa machine à écrire, une pile de papier. Puis le lavabo, et son chapeau et son imperméable à un clou dans la porte. Voici ce qu’il m’a écrit : « La sculpture de Mark Brusse pose l’ironique énigme d’une machine sans fonction. C’est la machine faisant marche-arrière vers la juxtaposition fortuite du tas de détritus. — Des machines conçues dans un but ignoré au regard de l’avenir ou du passé enfoui. Des machines —  improvisées sur les ruines et les tas de détritus de l’époque de la machine. »*

Vous avez également côtoyé John Cage… Quelle a été son influence sur vous ?
Mark Brusse —
John Cage m'a fait comprendre l'importance du hasard, de l’accepter comme un don et de l'utiliser. Il m'a fait comprendre aussi que le silence (le blanc) était une matière. Que le temps est une matière. John Cage savait mieux que personne présenter les choses essentielles et profondes avec légèreté. Il m'a confirmé l'importance de certains sentiments qui m'avaient guidé par intuition. Oui, travailler avec lui, son amabilité, sa confiance en mon œuvre et tout ce qu'il disait dans un grand sourire… tout cela reste inoubliable.

 

Dans les années 1980, vous partez pour le Japon et la Corée. En quoi votre travail a-t-il été transformé par la découverte de ces deux pays ?
Mark Brusse —
 En 1983, invité par Chozo Yoshii dans sa « ruche » japonaise au milieu des rizières, sous l’œil du mont Fuji, je me sentais parfaitement à l'aise, alors même que j'étais loin de ma « ruche » parisienne. Beaucoup de choses m'étaient familières, certains objets de la vie quotidienne me rappelaient les miens. Assemblages, bois blanc, simplicité de la construction et, par-là, une beauté naturelle. Je redécouvre la force de l'image, de I'iconographie, symbolique ou non. Je révise mes idées sur la beauté, l'esthétique. Je découvre (je ne parle pas de religion) une forme d'animisme que j'ai toujours ressentie mais jamais vue si présente autour de moi. Depuis 1960, dans ce vieux grenier à Montparnasse, je n'avais plus jamais travaillé directement sur papier, uniquement dans les ateliers de lithographie.

 

Au Japon, le papier est omniprésent et se présente ainsi à moi comme vraie matière, pour des collages mais également comme support des dessins.

Mark Brusse

 

Au Japon, le papier est omniprésent et se présente ainsi à moi comme vraie matière, pour des collages mais également comme support de dessins. Cinq ans plus tard, en Corée, je découvre les grandes feuilles, de deux cents sur cent-cinquante centimètres, de papier mûrier : le Hanji, un papier coréen fabriqué à la main, est alors devenu, depuis trente-cinq ans maintenant, à côté de mes assemblages, la base d’une extension de mon travail vers la peinture. L’iconographie de ces deux pays où j'ai vécu et travaillé a assurément laissé des traces sur mon art. En Corée j'ai commencé à faire des assemblages avec des objets collectionnés dans la rue, les marchés, etc. Coulés en bronze d'abord et souvent combinés avec des pierres lisses, pêchées dans la rivière. Ce détournement des objets mous ou périssables pour faire un assemblage durable, c'était une vraie extension de mon travail. C’étaient d'intenses périodes de travail tous les jours pendant trois ou quatre mois. On ne parle pas la même langue mais la communication est là.  Souvent mon fondeur, monsieur Lee, me regardait, et avec un regard interrogateur, disait : « Shaman ». Avec mes collages, plus tard, j’ai pu exprimer également les côtés moins beaux, moins spirituels de ces pays, qui ne m'ont pas échappé non plus.

L’une des œuvres exposées est The Shape of Silence (2003), un piédestal en bois « bricolé » au sommet duquel une cloche en verre abrite une forme organique en mousse de polyuréthane fixée sur un petit Bouddha. Comment voulez-vous que le public regarde cette sculpture ?
Mark Brusse — 
Les têtes géantes de bouddha dans la jungle cambodgienne, prises dans une végétation millénaire, sont les plus belles formes de silence. Marguerite Yourcenar dit : « Le temps, ce grand sculpteur ». Quand Bouddha parle, on écoute le silence, quand Bouddha ferme les yeux et se cache derrière son sourire éternel, on entend le silence. Sur un socle chaotique, sous une cloche en verre, j'ai voulu créer un microcosme de silence. Pourtant je me rends très bien compte que chaque interprétation de cette sculpture est la bonne… ◼