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Paris pour mémoire. Entretien avec l'artiste Pablo Pijnappel

À la croisée de l’autobiographie et de la fiction, le travail de l'artiste brésilien Pablo Pijnappel mêle images, photographies intimes ou trouvées, et récit. Présentée au cœur de la collection contemporaine, son œuvre 2008 Wasn’t a Good Year (2017) est visible jusqu’au 1er novembre dans la salle de cinéma du Musée. Rencontre avec un artiste qui, dans le sillage de Chris Marker, explore les méandres de la mémoire et du souvenir.

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Depuis Berlin et Rio de Janeiro, l’artiste brésilien Pablo Pijnappel construit une œuvre à la croisée de l’autobiographie et de la fiction, qui mêle anecdotes tirées du quotidien, souvenirs réels ou imaginaires, légendes familiales ou pures inventions. Utilisant depuis sa première installation Felicitas (2005) le film et les projecteurs de diapositives, l’artiste mobilise à dessein des technologies analogiques tombées en désuétude – film Super-8, diapositives 35 mm – qui renvoient au temps de son enfance et deviennent des supports de mémoire. Présentée dans le cadre de l’exposition de l’œuvre Zapping Zone (1990), de Chris Marker, dans le parcours de la collection contemporaine du Musée national d'art moderne, son œuvre 2008 Wasn’t a Good Year (2017) est visible, grâce à la généreuse donation du collectionneur Frits Bergsma, jusqu’au 1er novembre prochain dans la salle de cinéma du Musée (niveau 4). Rencontre avec Pablo Pijnappel, qui revient pour l’occasion sur son rapport à la photographie et à l’œuvre cinématographique de Chris Marker.

Réalisé en 2017, 2008 Wasn’t a Good Year reprend un travail commencé en 2011 avec Fontenay-aux-Roses. Les deux œuvres fonctionnent un peu à la manière d’un diptyque qui se regarderait en miroir… Comment s’articulent-elles et en quoi reflètent-elles votre relation singulière à Paris ?

 

Pablo Pijnappel — À la fin des années 1970, mes parents sont venus à Paris pour poursuivre leurs études et fuirent la dictature au Brésil. C’est là que je suis né et que j’ai vécu les quatre premières années de ma vie. Je suis ensuite revenu pour la première fois en 2008, à l’occasion d’une résidence à la Cité internationale des arts, avec l’idée de réaliser un travail sur mon histoire personnelle. J’ai vite compris que les photographies que je prenais avec l’intention de m’en servir pour Fontenay-aux-Roses m’échappaient, et qu’il m’était impossible de trouver avec elles la bonne distance. L’idée m’est alors venue de les utiliser à la manière d’un découpage de film, d’un storyboard, à partir duquel je me suis mis à rechercher et à rassembler d’autres images photographiques qui n’étaient pas les miennes. Les images utilisées pour Fontenay-aux-Roses sont des photographies de photographies, des morceaux d’images trouvées dans des archives et dans des livres.

 

Les deux œuvres mobilisent le support de la diapositive et sont accompagnées d’un commentaire sonore. Ce format proche du diaporama n’est pas sans rappeler celui utilisé par Chris Marker pour La Jetée en 1962, un film uniquement réalisé à partir d’images fixes. Qu’est-ce qui a motivé votre choix de recourir à l’image photographique ?


PP — Ma relation à la photographie est avant tout une relation de frustration. Chaque image photographique appelle en moi une sensation de vide. La photographie est une sorte de piège ontologique sans cesse voué à l’échec. On ne conserve que l’empreinte de ce que l’on a voulu capturer. Pour reprendre la théorie de Walter Benjamin, une image photographique est condamnée à demeurer une copie dépourvue d’« aura ». Je crois que lorsque Chris Marker a réalisé La Jetée, il a cherché à combler ce vide dans les images, à mettre en mouvement ce qui est par nature inanimé. Paradoxalement, le mouvement au cinéma est quelque chose qui demeure invisible. Il s’agit d’une illusion rendue possible par le défilement d’images fixes à la surface de l’écran.

 

Ma relation à la photographie est avant tout une relation de frustration. Chaque image photographique appelle en moi une sensation de vide.

Pablo Pijnappel

 

 

Si dans la culture occidentale la photographie apparaît comme un support privé d’intériorité, on observe une position radicalement opposée chez les populations en Amazonie. Les Yanomami, par exemple, utilisent le même mot pour désigner une « image » et une « âme ». Dans leur culture, toute chose présente au monde possède en elle-même son double, son image. C’est pour cela que ces derniers pensent que la photographie piège l’âme de ceux qui se font photographier. Pour ma part, j’ai toujours été intéressé par le double sens du mot « esprit » dans la langue française. Lorsque j’ai lu Henri Bergson pour la première fois en portugais, je me suis rendu compte que ce terme « esprit » avait été traduit par « âme ». Tout cela nous ramène également à la manière dont la mémoire fonctionne… Nous voyons le monde à travers un passé que nous projetons sur le présent avec l’espoir d’anticiper un hypothétique futur. Je pense que Chris Marker démontre très bien ces mécanismes de la mémoire dans La Jetée. C’est toujours le passé qui éclaire le présent pour nous projeter une image de ce qui est à venir.

La mémoire est au cœur de votre travail. Dans 2008 Wasn’t a Good Year et Fontenay-aux-Roses, les images sont accompagnées d’un commentaire hors-champ qui, comme un exercice de remémoration, oriente le visiteur dans cette galerie d’images inanimées en produisant l’illusion d’un mouvement et d’une durée continue. Quelle fonction le récit occupe-t-il dans vos œuvres ?

 

PP — Le récit est pour moi une manière de projeter les images au présent et de les mettre en mouvement. Pour 2008 Wasn’t a Good Year, où il y a moins d’images et où le défilement à l’écran est plus lent que pour Fontenay-aux-Roses, le texte est encore plus important. Comme il s’agit d’une œuvre prenant pour point de départ une autre œuvre, je souhaitais la construire comme le récit d’un récit, d’une mémoire qui se dédouble. Réutiliser ces images que j’avais laissées de côté me permettait de poursuivre une recherche personnelle, quasi existentielle, sur mon enfance à Paris dont le souvenir s’est effacé lentement de ma mémoire. Le livre de Jack Kerouac, Satori à Paris (1966), dans lequel l’auteur essaie de renouer avec ses racines en France, fut aussi pour moi une source d’inspiration. L’expérience qu’il y raconte est surtout celle d’une frustration : celle devant son échec à saisir et comprendre ce passé qui lui échappe. À l’époque de la réalisation de 2008 Wasn’t a Good Year, les projections de photographies que j’organisais chez moi pour mes amis étaient devenues le prétexte pour leur raconter des histoires. À l’instar de Kerouac dans son récit, je m’enivrais à mon tour en buvant du Cognac pour masquer ma timidité. Peu à peu ma langue se faisait hésitante, laissant place çà et là à quelques erreurs de prononciation, de faux pas et d’associations complètement involontaires.

 

C’est comme si, à la manière d’un bonimenteur, vous aviez décidé d’ouvrir un album de photographies de famille pour raconter des histoires, dans lesquelles le biographique et le fictionnel se confondent. Peut-on dire que dans vos œuvres le texte adopte une dimension performative ?

 

PP — C’est comme dans la tradition orale. Les personnes qui racontent une histoire ont justement cette possibilité de décider ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Ce qui est raconté un jour peut être vrai et devenir faux le lendemain. Ce qui compte, c’est que l’histoire soit bonne. Mon idée était de tenir en haleine mes amis, de les animer au sens littéral du terme et d’animer également les images photographiques que je projetais. Pour l’œuvre 2008 Wasn’t a Good Year, j’ai invité un ami artiste et performeur, Oliver Bulas, à interpréter le texte. Je lui ai donné l’enregistrement de ma performance et il l’a retranscrit fidèlement avant de le relire lui-même.

 

 

Raconter une histoire, c'est avoir la possibilité de décider ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Ce qui est raconté un jour peut être vrai et devenir faux le lendemain. Ce qui compte, c’est que l’histoire soit bonne.

Pablo Pijnappel

 

 

 

Cette retranscription fidèle reprend aussi les hésitations de la langue et la fragilité que contient, par essence, la performance. Toutes ces imperfections illustrent la manière dont la mémoire se construit et se transmet, en conservant ces « accros » comme disait Marker en parlant du temps.

 

PP — La restitution du texte au moment de sa lecture est vraiment quelque chose qui m’intéresse. Lorsque je suis allé vivre avec mes parents au Brésil à l’âge de quatre ans, le portugais était pour moi une langue étrangère dont je ne connaissais aucun mot. Je conserve de cette expérience une sorte de traumatisme dont découle ma relation frustrée avec la langue écrite, tout comme avec la photographie. C’est quelque chose qui m’échappe. Je voulais faire un travail sur mon enfance à Paris et rassembler ces deux sources de frustration. Je pensais que les images pourraient m’aider à retrouver ces mots français que j’avais complètement oubliés. C’était comme tenter de revisiter cette mémoire, même si cela était voué à l’échec. Les hésitations du langage présentes dans la bande son de 2008 Wasn’t a Good Year traduisent en quelque sorte cette lutte avec la mémoire, ce moment pendant lequel les images sont traduites en mots, et inversement. Il y a donc beaucoup de faux pas. Pour moi, il s’agit aussi d’une façon d’exposer la manière dont la mémoire fonctionne par associations. 

Alors que les images noir et blanc, parfois recadrées, de Fontenay-aux-Roses présentent de nombreuses similitudes formelles avec celles de La Jetée de Chris Marker, 2008 Wasn’t a Good Year semble quelque peu s’en éloigner.

 

PP — J’ai effectivement cherché à me détacher le plus possible de La Jetée. C’est un peu comme lorsque l’on répète une même idée deux fois. Au moment où j’avais décidé de ne pas utiliser mes propres images pour Fontenay-aux-Roses, le recours aux photographies noir et blanc trouvées m’était apparu comme une évidence. Pour 2008 Wasn’t a Good Year, c’était un peu différent. J’avais à l’esprit que le film de Chris Marker était un remake de Vertigo (1958) d’Alfred Hitchcock, qui est lui-même une adaptation du roman policier de Boileau Narsejac, D’entre les morts (1954). J’aimais beaucoup cette idée que l’intrigue initialement parisienne soit déplacée à San Francisco par Hitchcock, puis relocalisée à Paris par Chris Marker. La circularité du récit et la mise en abîme sont deux principes qui nourrissent beaucoup mon travail, car ils impliquent une répétition de l’histoire, comme une boucle sans fin. L’utilisation d’une table lumineuse pour 2008 Wasn’t a Good Year me permettait de raconter quasiment la même histoire, mais d’une autre manière, avec d’autre éléments, d’autres matériaux. Je voulais également impliquer une opération de permutations dans ces œuvres grâce à laquelle il m’était alors possible de passer d’une performance à la production d’un objet, pour aboutir enfin à une projection.

 

La circularité du récit et la mise en abîme sont deux principes qui nourrissent beaucoup mon travail, car ils impliquent une répétition de l’histoire, comme une boucle sans fin.

Pablo Pijnappel

 

 

Comment avez-vous sélectionné les images qui composent 2008 Wasn’t a Good Year ? S’agit-il de l’ensemble des photographies réalisées initialement pour Fontenay-aux-Roses ?

 

PP — Il s’agit quasiment de la sélection originale, car j’étais limité à trente images sur la table lumineuse. Pour moi, cette sélection renvoie à l’idée que je me fais d’un scénario. D’ailleurs, il s’agit pour la plupart d’entre elles de photographies de lieux le plus souvent dépourvues d’action. Elles sont étrangement inhabitées, absentes de figures humaines. Mon intention était alors de rechercher un effet de ressemblance avec La Jetée, de produire une image en miroir qui viendrait souligner visuellement l’acte de remémoration qui est au centre de l’œuvre. Ces images s’offraient alors à moi un peu à la manière d’un décor, d’un espace neutre et inanimé, auquel il fallait redonner vie par le récit.

Même si ces deux œuvres relèvent de la photographie, elles semblent laisser transparaître une idée du cinéma teintée d’une certaine mélancolie. Selon vous, est-ce que le cinéma est lui aussi la réminiscence d’une histoire révolue et vouée à se répéter à travers de nouveaux récits ?

 

PP — Ma mère m’a toujours raconté que son père, un Hollandais qui avait immigré à Rio de Janeiro, avait son bureau au-dessus de l’un des plus vieux cinémas de la ville : le « Roxy » sur Copacabana. Ce dernier existe toujours. Dans son bureau, on trouvait toujours beaucoup d’animaux, dont des perroquets. Un jour un perroquet s’est échappé pour rejoindre la salle de cinéma et s’est retrouvé à regarder un film. Une autre histoire que je raconte souvent est celle de mes parents, qui arrivaient toujours à la moitié du film et restaient jusqu’à la projection suivante pour pouvoir voir l’autre moitié. C’est cette même sensation, de boucle sans fin, que j’ai lorsque je revois La Jetée. J’ai toujours aimé le cinéma. Je crois même que mes rêves sont cinématographiques, tout comme mon rapport à la réalité. Lorsque je réalise un film, c’est toujours avec cette idée que le film est comme un rêve filmé. ◼

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