« Travailler avec lui a changé ma vie. » Terence Davies vu par Rachel Weisz, Tom Hiddleston...
Depuis le milieu des années 1970, le cinéaste britannique Terence Davies a construit une œuvre unique en son genre, intime et bouleversante. Ses fictions révèlent un rapport organique à la narration, reflets des méandres de la mémoire (The Terence Davies Trilogy, 1976-1983), des souvenirs d’enfance et du temps qui passe (Distant Voices, Still Lives, 1988, Une longue journée qui s’achève, 1992) ainsi que des affres de la création (Emily Dickinson, A Quiet Passion, 2016, et Les Carnets de Siegfried, qui est présenté au Centre Pompidou le 1er mars, en avant-première de sa sortie le 6 mars prochain). Portés par une mise en scène envoûtante, parés de multiples textures, ses films sont aussi une plongée dans le passé et la culture ouvrière de son pays natal, particulièrement de la ville de Liverpool (Of Time and the City, 2008, son unique documentaire), enveloppés par une musique tantôt populaire, tantôt classique, à la fois marqueur historique et émotionnel. Se dessine en creux un poignant autoportrait du cinéaste, de ses passions et de ses tourments, fruits d’une enfance difficile et d’une homosexualité torturée, malmenées par une foi vécue comme terrorisante. Ces éléments marquent la première partie de sa filmographie, exclusivement autobiographique.
Scénariste de tous ses films, il a également adapté quelques classiques de la littérature anglo-saxonne (La Bible de néon de John Kennedy Toole, 1996, Chez les heureux du monde d’Edith Wharton, 2000 ou The Deep Blue Sea de Terence Rattigan, 2011) trouvant un écho dans leurs personnages marginaux, ce qui donne lieu à une série de magnifiques portraits de femmes incarnées par de grandes actrices : Gena Rowlands, Gillian Anderson, Rachel Weisz, Agyness Deyn, aux côtés de Tom Hiddleston, Simon Russell Beale ou récemment Jack Lowden. Travailler avec le cinéaste les a marqués. Ils et elles racontent.
Rachel Weisz, The Deep Blue Sea (2011)
« Il était sans cesse en quête du plan parfait. Il le traquait sans relâche et ne s’arrêtait qu’après l’avoir trouvé. Et parallèlement, il sanglotait sans complexe devant une scène émouvante. On savait tous les deux que le personnage de Hester le représentait lui. J’ai dû lui arracher le personnage pour me l’approprier, pour qu’elle nous appartienne enfin à tous les deux. Jamais je n’avais connu telle collaboration. Travailler avec Terence a changé ma vie. Notre film est un témoignage de cette transformation. Je me réjouis de l'avoir connu et je souffre de l'avoir perdu. »
Travailler avec Terence a changé ma vie. Notre film est un témoignage de cette transformation. Je me réjouis de l'avoir connu et je souffre de l'avoir perdu.
Rachel Weisz
Tom Hiddleston, The Deep Blue Sea
« Jamais je n’avais rencontré ni travaillé avec quelqu’un comme Terence. Il avait l’esprit d’un poète. Pour lui, tout était synonyme de poésie : la composition ou le mouvement d’un plan, la lecture des répliques, même les bulletins météo. Il faisait rire tout le monde. Tout le monde l’adorait. Un jour, pendant le tournage d’une scène entre Rachel Weisz et moi, entre deux prises, je me souviens qu’il s’est soudainement mis à citer un long passage de « Little Gidding », le quatrième poème des Quatre Quatuors de T.S Eliot. Au fur et à mesure qu'il récitait le poème, qu'il connaissait sur le bout des doigts, la passion l'a submergé et des larmes ont perlé dans ses yeux. C’est comme s’il voulait que nous nous accordions sur la tonalité du poème pour jouer la scène. Le poème et l’intensité de ses sentiments nous ont permis de trouver le bon ton et la bonne température. Nos performances sont le fruit de l’atmosphère qu'il avait créée. C'était un homme animé d'une grande passion et doté d'une grande sensibilité.
Jamais je n’avais rencontré ni travaillé avec quelqu’un comme Terence. Il avait l’esprit d’un poète.
Tom Hiddleston
Je n'oublierai jamais la première fois que j'ai vu Distant Voices, Still Lives. Je n'ai pas vécu à l’époque qu’il évoque ou qu’il a récréée, mais j’ai su immédiatement qu'il l’avait reproduite de manière authentique. J’ai été bouleversé par ces femmes et ces hommes qui chantent, sans accompagnement, souvent pour accompagner leur propre vie, dans la joie ou la douleur, seuls ou dans un pub, simplement pour le plaisir de chanter. Il a décrit sa propre enfance et son passé avec une telle sincérité et une telle profondeur. Il ne cherchait pas à ressembler à un autre. Il était simplement lui-même. C'était un véritable artiste, avec un profond talent. Il va nous manquer. »
Peter Mullan, Sunset Song (2015)
« Je retiendrais deux choses à propos de Terence. Tout d'abord, il était incroyablement drôle. Il avait un sens de l'humour merveilleusement aiguisé et tranchant, presque toujours fondé sur l'histoire d'un con prétentieux qui finit par obtenir ce qu’il mérite. Et deuxièmement, j’admire la profondeur de son humanité issue de la fureur douloureuse et solitaire de son enfance. Lorsqu'il évoquait des personnes tyranniques, qu'elles aient sévi à la maison, à l'école, au travail ou dans l’armée, il devenait rouge écarlate, son visage au bord de l’explosion, et sa voix résonnait comme celle d'un vieux comédien de rue de 1937.
Terence était incroyablement drôle. Il avait un sens de l'humour merveilleusement aiguisé et tranchant, presque toujours fondé sur l'histoire d'un con prétentieux qui finit par obtenir ce qu’il mérite.
Peter Mullan
Mais sa colère était si réelle, si déchirante que l'on comprenait immédiatement pourquoi il aimait tant les acteurs. Ils transmettaient sa douceur dans la scène. Ils donnaient vie aux danseurs, chanteurs et comiques qui bouillonnaient en lui, comme un éternel samedi soir. Ils affrontaient ces brutes, qu’ils gagnent ou meurent au combat. Et lui, il filmait. Avec tendresse. Aux côtés des acteurs. »
Peter Capaldi, Les Carnets de Siegfried (2021)
« Nous vivons à l'ère de la célébrité, où le génie est trop facilement revendiqué. Terence était un véritable artiste. Il n'était pas historien, mais il a fait la chronique, avec rigueur et profondeur, d’un style de vie rarement illustré dans le cinéma britannique et dans toute sa beauté lyrique : les gens ordinaires de la classe ouvrière. Lorsque j'ai vu Distant Voices, Still Lives pour la première fois (mais certainement pas la dernière), j'ai tout de suite reconnu le courage et la mélancolie qui se dégageaient des adultes qui m'entouraient dans mon enfance, ainsi que la joie débridée des chants improvisés. J’avais toujours rêvé de travailler avec Terence et j'ai accepté avant même d'avoir lu le scénario.
Les films de Terence créent une illusion de naturalisme, mais ils sont en réalité très stylisés et exigent une certaine rigueur de la part des acteurs dans l’incarnation de leur personnage. Je me souviens que sur les tournages, il réfléchissait en amont à tous les plans, à tous les mouvements de caméra et au positionnement de tous les acteurs, jusqu’aux pauses, aux regards et aux temps. Il fallait toujours être présent dans le moment, mais on ne pouvait pas se cacher.
Les films de Terence créent une illusion de naturalisme, mais ils sont en réalité très stylisés et exigent une certaine rigueur de la part des acteurs dans l’incarnation de leur personnage.
Peter Capaldi
Ce dont je me souviens tout particulièrement, c'est son côté espiègle et inattendu. Cette étincelle. Mais quand il s’agissait du travail, ce côté espiègle et cette étincelle pouvaient disparaître en un clin d'œil pour laisser place au sérieux. Puis, tout aussi soudainement, retour à la rigolade. Il était pointilleux, voire inflexible, sur ce qu'il voulait et ce qu'il attendait de chaque membre de son équipe, mais n’allez pas vous imaginer que c’était naturel pour lui. Je pense que ces interactions lui coûtaient, car c'était un homme profondément gentil et sensible. Mais son sens du devoir et son respect pour tous ceux qui travaillaient pour lui ainsi que pour l'art étaient trop grands pour qu'il ne dise pas les choses telles qu'elles devaient être dites. Et avec une vision comme la sienne, comment le contredire ? »
Simon Russell Beale, The Deep Blue Sea (2011) et Les Carnets de Siegfried (2021)
« Terence avait suivi une formation d'acteur et savait donc ce qu'il attendait de ses acteurs, à savoir du minimalisme. En tant que réalisateur, il raisonnait comme un peintre : les mouvements étaient planifiés au millimètre près, les scènes étaient souvent d’une parfaite symétrie. L'image était entièrement imprimée dans sa tête, il suffisait de lui faire confiance.
J'ai travaillé avec lui sur le tournage des Carnets de Siegfried, qui relate l’histoire d’un poète de la Première Guerre mondiale, Siegried Sassoon. Je me souviens que Jack Lowden, qui interprétait le jeune poète, m'a expliqué que Terence lui donnait des instructions précises : "Tourne la tête un peu vers la gauche, puis de ce côté. Et, Jack, s'il est possible qu'il y ait une larme à la fin ?" Ses instructions étaient techniques et précises. Il ne disait jamais : "Faites comme vous le sentez." Un jour, j’ai demandé si je pouvais changer la conjugaison d'un mot, ce qui a demandé un certain courage, car si Terence semblait peu sûr de lui à ses débuts, quand j’ai commencé à travailler avec lui, il savait exactement ce qu'il voulait. Pourtant, pour lui, il n'a jamais été question de pouvoir. Il était question de beauté. Il lui arrivait souvent de pleurer ou de rire en regardant une prise à travers la caméra, parfois de manière si audible que l'assistant réalisateur devait lui demander de ne pas faire de bruit. Après une scène particulièrement émouvante, il allait faire un tour pour reprendre ses esprits.
Je n’ai jamais rencontré un réalisateur plus sensible. Ses réactions émotionnelles étaient empreintes d'une sensibilité quasi préternaturelle, comme s’il tremblait perpétuellement d’émotions. Je ne me suis jamais senti anxieux sur les tournages de ses films. Je me sentais au contraire protégé. Les personnes qui travaillaient avec lui appréciaient et admiraient sa délicatesse. The Deep BlueSea et Les Carnets de Siegfried appartiennent tous deux au même univers narratif. Il y aborde la perte et le regret, le désir refoulé et l’échec amoureux. Terence était un romantique, et tous les romantiques finissent par être déçus.
Je n’ai jamais rencontré un réalisateur plus sensible. Ses réactions émotionnelles étaient empreintes d'une sensibilité quasi préternaturelle, comme s’il tremblait perpétuellement d’émotions.
Simon Russell Beale
C'était aussi un homme extraordinairement complexe, doté d'un sens aigu de l’esthétique. Il avait un sens de l'humour assez byzantin, ainsi qu'une façon de parler très particulière, qui ne laissait presque pas ressortir son accent de Liverpool. Ses origines semblaient à la fois lointaines et omniprésentes. Peut-être qu’il utilisait la réalisation de films comme purgatoire. Mais je me demande si ce n’était finalement pas le contraire. Terence était assez impitoyable lorsqu'il s’agissait de son passé, notamment sur les questions de religion. Mais il éprouvait aussi un sentiment d’amour profond pour son enfance. Il cherchait à explorer la déception tout en célébrant la beauté. L'art ne sert finalement peut-être pas à trouver des réponses. ◼