Kasimir Malévitch
1879, Kiev (Ukraine) – 1935, Leningrad (Russie)
Pionnier de l'art abstrait
Kasimir Malévitch réalise cette toile en même temps qu’une trentaine d’autres, pour une exposition qu’il organise en collaboration avec Jean Pougny, à Saint-Pétersbourg, en décembre 1915. Par cette manifestation qu’il intitule lui-même « 0.10. La dernière exposition futuriste », il entend rompre avec les avant-gardes occidentales et, par-delà cette opposition, retrouver un « zéro des formes », c’est-à-dire faire table rase, pour amorcer une reconstruction, non pas révolutionnaire ou fracassante, mais infinitésimale. Il y montre pour la première fois ses œuvres abstraites qui incarnent l’idée d’un art à la limite du néant, d’un Rien pensé comme interface entre le visible et l’invisible. En quête d’un être suprême au-delà du monde des objets, l’art de Malévitch, le suprématisme, purifie la peinture en écartant tout ce qui la détourne de son sens.
Quant au rôle de la croix dans cette pensée suprématiste, Malévitch l’explicite rétrospectivement dans ses écrits théoriques. Elle est l’un des éléments de base de son système plastique, le « deuxième élément suprématiste fondamental », le premier étant le cercle. Quant au carré, il constitue le référent absolu du système, c’est-à-dire la forme zéro à partir de laquelle toute unité visuelle est dérivée. Tandis que le cercle vient de la rotation du carré, la croix est obtenue par la division du carré en deux rectangles dont l’un pivote sur l’autre à 90°.
Mais la rigueur géométrique qu’évoquent ces indications est tempérée par les irrégularités que le peintre a introduites dans sa toile. Les contours incertains des branches, leur infime inclinaison, la précarité de leur équilibre invitent aussi à considérer la croix, récurrente dans l’œuvre entière de Malévitch, comme un élément chargé d’émotion. Le sculpteur Antoine Pevsner en témoigne lorsqu’il rapporte des propos confiés au cours de l’enterrement d’une amie artiste en 1918 : « Quand il me vit, il me dit tout bas : nous serons tous crucifiés. Ma croix, je l’ai déjà préparée. Tu l’as sûrement remarquée dans mes tableaux. »
Biographie
Né en Ukraine de parents d’origine polonaise, Kasimir Malévitch fréquente tout d’abord un lycée agricole, expérience qui n’est pas dénuée de signification à l’égard de sa future carrière car, comme il le note dans son Autobiographie, c’est en regardant les paysans décorer leur maison qu’il a été attiré par l’art et la peinture.
En 1896, il intègre l’école de dessin de Kiev, puis se rend à Moscou en 1904 où il suit des cours à l’Académie de peinture, de sculpture et d’architecture. Au sein d’associations artistiques telles que le Valet de carreau ou la Queue d’âne qui s’intéressent aux recherches picturales modernistes tout en s’inspirant des peintures primitives russes, il s’initie successivement à tous les styles de peinture en vogue, et invente en 1913, en peignant des personnages aux formes cylindriques, le cubo-futurisme, synthèse proprement russe des tendances française et italienne.
Dans ce contexte d’émulation, il réalise les costumes et le décor d’un opéra avant-gardiste, Victoire sur le soleil, joué en décembre 1913 à Saint-Pétersbourg. C’est à cette occasion qu’il peint son premier carré noir sur fond blanc qui, dans l’économie générale du décor, a pour fonction de remplacer une icône. Son travail ultérieur, jusqu’à la fin des années 1920, consiste à tirer les conséquences artistiques, théoriques et philosophiques de ce geste. Comme il l’affirme dans le catalogue d’une exposition à laquelle il participe au printemps 1915, « Tramway V », « L’auteur ignore le contenu de ses peintures », il n’en comprend la portée que rétrospectivement. »
À l’automne 1915, il expose une trentaine d’œuvres radicales, abstraites et minimales, auxquelles il travaillait en secret. Pour les qualifier, Malévitch invente le terme de suprématisme à partir du latin « supremus », qui est au-dessus de tout, en relation avec un courant philosophique, le « supranaturalisme », visant à définir l’essence invisible des choses.
En 1927, il effectue son unique voyage en Occident et se rend à Varsovie pour exposer ses toiles, puis à Berlin, d’où on le rappelle d’urgence en URSS. Il confie l’intégralité de ses œuvres et documents à un ami qui les cèdera ensuite au Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1958. C’est en partie grâce à cet incident que le travail de Malévitch a pu être conservé en Occident jusqu’à sa redécouverte progressive au cours des années 1970.
À partir de 1928, il réalise une série de peintures représentant des paysans, antidatées des années 1910 sans doute pour des motifs politiques. En effet, à travers ces toiles et contrairement à ses premières séries de paysans où il chantait la noblesse du travail et l’harmonie des hommes avec la terre, Malévitch dénonce l’intrusion violente de la civilisation technologique dans le monde rural prônée par les plans de développement quinquennaux. En 1930, il est temporairement emprisonné, ce qui conduit ses amis à brûler un grand nombre de ses manuscrits. Hormis une dernière exposition en 1935, qui présente une sélection de ses peintures récentes, ses œuvres ne seront plus montrées en URSS jusqu’en 1962.
Selon la cérémonie suprématiste qu’il avait entièrement planifiée, il est enterré dans un cercueil orné d’un carré, d’un cercle et d’une croix sur le couvercle (la croix ayant été retirée par les autorités), habillé d’une chemise blanche, d’un pantalon noir et de chaussures rouges.
Pour aller plus loin
Dans la collection du Musée national d'art moderne