
Pour Josza Anjembe, le cinéma comme mode de survie
Josza Anjembe développe une œuvre où se mêlent documentaire et fiction, portée par les thèmes de la mémoire, de la transmission et de la quête d’identité. La jeune femme a d'abord exercé comme journaliste avant de devenir réalisatrice de fictions et de documentaires. Après avoir signé deux courts métrages de fiction remarqués (Le Bleu blanc rouge de mes cheveux, 2016 ; Baltringue, 2021), elle poursuit sa recherche autour de l’image.
Elle participe à la quatrième édition du workshop Jeune création (2025) de la Cinémathèque idéale des banlieues du monde avec son nouveau projet documentaire, La Princesse, la Mángôn et le retour du refoulé. Ce portrait intime de sa mère, enrichi d'une réflexion sur la filiation et la spiritualité, lui permet de remporter la bourse Jeune Création Ateliers Médicis et Rubis Mécénat. Parallèlement, elle prépare Abi, son premier long métrage de fiction, confirmant un parcours singulier au sein du cinéma contemporain français. Rencontre.
Elsa Charbit — Vous venez du journalisme. Qu’est-ce qui vous a conduit vers le médium cinématographique et quels types de récits souhaitiez-vous y faire exister ?
Josza Anjembe — Des récits, des gens ou des parcours qu’on ne voit pas dans l’espace public, que ce soit au cinéma ou dans une exposition, ou alors tellement tronqués, tellement tordus, malmenés. Inconsciemment, je crois que c’était une façon de ne pas crever, parce qu’on peut mourir symboliquement d’être toujours perçu à travers le regard de quelqu’un qui, en fait, ne te voit pas. Je peux le dire aujourd’hui parce que j’ai les mots et le recul mais, quand j’ai commencé à faire des films, je ne me rendais pas compte que j’étais en crise. Après, il y a la connaissance du cinéma et la question de fabriquer une image qui s’agrègent mais c’était un geste de survie plus qu’un geste artistique. Et tout ça vient en effet du journalisme où il faut toujours produire du récit, mais au bénéfice de qui, au profit de qui, et à travers quelles voix ?
Dans La Princesse, la Mángôn et le retour du refoulé, vous redonnez toute sa place à la figure de votre mère. Qu’est-ce qui vous a poussée à entreprendre ce portrait ?
Quand je perds mon père, je réalise que je n’ai pas d’image de lui, peut-être quarante minutes sur une mini DV, et qu’il faut que je filme ma mère. Il y a son quotidien, son amour pour les enfants, ce que je sais d’elle : c’est ma mère, ça c’est sur l’état civil, c’est dans le sang, ça ne changera pas, mais on est deux femmes face à face et je m’intéresse à ma mère comme personnage, elle qui fait partie d’un clan appartenant à une lignée royale. C’est une façon de la garder vivante, j’avais l’angoisse de la perdre et de ne pas suffisamment la connaître, de me dire : mais qui va parler de cette femme, de tout ce qu’elle a traversé si je ne le fais pas ?
J’avais l’angoisse de la perdre [ma mère] et de ne pas suffisamment la connaître, de me dire : mais qui va parler de cette femme, de tout ce qu’elle a traversé si je ne le fais pas ?
Josza Anjembe
Vos précédents films dialoguent déjà avec votre identité de femme, française, afro-descendante et issue des quartiers populaires. Ce nouveau projet semble toutefois plus directement autobiographique. Quelle dimension intime y explorez-vous davantage ?
Josza Anjembe —Dans mon premier documentaire, Massage à la camerounaise, je filme des femmes camerounaises, dans Princesses de Bosedi, je filme mes tantes, et dans celui-ci, ma mère. Je me rapproche effectivement mais pour moi l’intime réside surtout dans le fil que je noue entre chacun de mes films. Évidemment, derrière chaque acte de filmer, on se raconte soi, et si tu convoques des gens pour voir, entendre ou saisir ce que tu fais, tu dois avoir accès à cette vérité-là. Cet accès à soi, je ne sais pas si je peux ou je dois le donner à tout le monde, c’est un endroit d’extrême vulnérabilité mais quand le film est projeté, qu'il voyage, tu te rends compte que cette vulnérabilité est universelle, partagée par plein de gens et que le film te dépasse, que le geste filmique est plus grand que soi. Ce film est notamment une interrogation sur le fait de ne pas avoir d’enfant en tant que femme. Quelle valeur tu te donnes quand tu n’as pas d’enfant et que tout le monde attend ça de toi, particulièrement ta mère ? C’est comme ça pour l’instant que je le présenterai même s’il y a d’autres niveaux.
Votre film semble également traversé par une quête spirituelle, en lien avec le statut sacré dont vous héritez. Quelle place la spiritualité occupe-t-elle dans votre démarche artistique ?
Josza Anjembe — La spiritualité, c’est une vraie question… Je ne sais pas si on parle tous de la même chose. Pour moi, c’est probablement l’endroit le plus intime qui existe, plus que le lien à ma mère, que l’amour. Et cet endroit de l’intime, le mettre en scène, c’est très difficile parce que c’est révéler beaucoup de choses !
La Cinémathèque idéale des banlieues du monde, c'est ici
Comment avez-vous vécu l’expérience du workshop, cet espace de partage avec d’autres jeunes artistes autour de ce « je » et de ce « nous » que votre film explore ?
Josza Anjembe — C’est très ambivalent, c’est à la fois un sentiment d’extrême fragilité et d’extrême puissance, parce qu’on se sent accompagnée, mais l’accompagnement est à la hauteur de la sincérité que tu mets dans ce que tu donnes. Si tu commences à bégayer, à tergiverser, à donner la moitié, tu n’auras rien en retour. Je savais ce que je venais chercher, tester, valider ou invalider, mais l’idée ce n’est pas l’adhésion, c’est se connecter aux projets des autres, les laisser résonner, être en dialogue. Je me souviens du premier tour de table, on a tout de suite créé du lien à nos endroits de vulnérabilité. C’est se nourrir aussi des matériaux que les uns et les unes amènent, et parfois même de l’« à côté » du cinéma, qui n’aura pas forcément de prise directe mais qui va faire des rebonds, une dimension de recherche qu’il faut s’autoriser, artisanale et très plaisante.
Vous avez jusqu’à présent autoproduit vos documentaires. En quoi cet espace d’échange s’avère-t-il précieux pour ce type de projet et d’écriture, souvent plus solitaires, comparativement au système de production que vous avez connu en fiction ?
Josza Anjembe — En fiction, tu es tout de suite en relation avec un distributeur, ton agent, ton producteur, ton assistant, ta scripte, quarante personnes sur le plateau, c’est une grande communauté. Moi, j’adore ça mais, en documentaire, je crois que ma volonté première c’est justement d’être débarrassée du poids de l’industrie, de toutes ses contraintes, même si tu dois chercher de l’argent, a minima pour la post-production, et que cette liberté a un coût parce que tu galères vraiment. L’écriture est par contre beaucoup moins solitaire qu’en fiction. À partir du moment où tu as des personnages qui sont des personnes existantes, tu es en prise directe avec le réel. Avec le documentaire, mon problème c’est plutôt la manière dont j’accepte le réel. Je m’énervais quand ma mère ne me répondait pas, je ne comprenais pas que son silence était une réponse. C’est tout un apprentissage, comme de savoir comment poser sa caméra, ce sont des réflexes qu’il faut désapprendre. C’est l’opposé de l’angle journalistique, il faut être humble devant le réel parce que, si tu n’es pas en face, tu passes à côté de choses infiniment petites qui sont infiniment grandes.
C’est une obsession chez moi, produire des récits par l’image. Je suis foutue. C’est le cinéma, c’est fini. Le truc m’a attrapée et ne me lâche plus.
Josza Anjembe
Vous avez été lauréate de la bourse Jeune Création des Ateliers Médicis et de Rubis Mécénat, puis avez obtenu l’aide à l’écriture du Fonds Images de la Diversité du CNC. Comment votre projet a-t-il évolué depuis ces soutiens et en quoi ces aides vous ont-elles accompagnée dans votre démarche ?
Josza Anjembe — L’argent des commissions ou des bourses sert en général très concrètement à payer son loyer, à ne pas être obligée d’avoir une activité en parallèle, donc à libérer du temps et à trouver un peu de confort. Ça fait quatre ans que je travaille sur ce projet à mes frais, entre les allers-retours au Cameroun, les achats de caméra, de disques durs, de cartes SD, les réparations de matériel que tu mets dans l’eau, le micro que tu n’as pas, les visas, les maisons que tu loues ou la cousine que tu fais venir parce qu’à un moment donné il faut que quelqu’un d’autre filme… Ce sont des coûts de production lourds quand on les assume seule, c’est donc un vrai coup de pouce et puis c’est la reconnaissance des gens du milieu. Ça met la pression mais, de toute façon, je crois que c’est une obsession chez moi, produire des récits par l’image. Je suis foutue. C’est le cinéma, c’est fini. Le truc m’a attrapée et ne me lâche plus. ◼
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Photo © Pierre Malherbet





