Spectacle
ManiFeste-2015
L'oeuvre-monde
3 juin - 2 juil. 2015

L'événement est terminé

Festival et académie pluridisciplinaires, portes ouvertes sur l'innovation et la création émergente, ManiFeste-2015 invite à la traversée d'oeuvres-mondes qui s'affranchissent des formats, des limites, des us et coutumes contemporains. En elles, la clameur du présent ; par elles, les multiples formes du temps.

ManiFeste-2015, festival de l’Ircam, invite à la traversée d’oeuvres-mondes qui s’affranchissent
des formats contemporains.Temps sphérique du Requiem de Zimmermann, spirale infinie de Répons de Boulez, cycles de chute pour La Métamorphose de Michael Levinas... Un manifeste des formes du temps où la musique porte la clameur du présent.
Entretien avec Elie During, maître de conférences en philosophie, Université de Paris Ouest - Nanterre La Défense
FRANK MADLENER - La musique, « art du temps », pourrait être l’art de la simultanéité par excellence. Bernd Alois Zimmermann le suggère lorsqu’il explique, en écho aux expérimentations de la poésie et de la peinture modernes, que le temps « réel » en musique n’est que secondairement chronologique et qu’il porte avec lui une dimension atemporelle. On en trouve une belle illustration dans la technique du collage et du télescopage des temps qui préside à son Requiem pour un jeune poète (1967- 1969) ouvrant le festival ManiFeste.
ELIE DURING - Je n’ai rien contre l’idée que la musique soit un « art du temps », à condition qu’on prenne en effet la mesure de la transformation qu’elle fait subir à la notion même de temps. La réflexion philosophique s’est presque exclusivement focalisée sur la courbe mélodique. Bergson comme Husserl (et déjà saint Augustin) y voient un paradigme de la « durée intérieure » ou du « flux immanent des vécus ». Mais la simultanéité des sons dans les accords, dans les effets harmoniques ou dans la polyphonie est tout aussi importante que leur distribution successive et linéaire. C’est ce qui motive le recours à l’analogie musicale dans les grandes avant-gardes poétiques ou picturales du début du 20e siècle, sous la bannière du « simultanéisme » par exemple. Apollinaire et Delaunay sont contemporains de Debussy et de Satie, dont la musique sans développement fait entendre quelque chose comme un temps flottant ou « vertical ». Et par un juste retour des choses, la musique a pu prendre conscience de son devenir spatial par la médiation de ces mêmes plasticiens qui rêvaient d’une matière véritablement musicale.
FM - C’est ce qui se passe avec Zimmermann lorsqu’il découvre les monochromes d’Yves Klein et compose Photoptosis (explosion de lumière)...
ED - Ou Cage avec Rauschenberg. Ou Feldman avec les peintres et les poètes newyorkais, qui lui inspirent ses fameuses « pensées verticales ». À vrai dire, le dispositif même de la performance dans les conditions de la musique orchestrale appelait déjà une pensée de l'espace sonore, et l’organisation dramatique et scénographique de la forme musicale mobilisait naturellement des catégories spatiales : hiérarchie des plans, des thèmes principaux et secondaires, etc. C’est toute une construction de la profondeur avec laquelle n’a d’ailleurs cessé de se débattre la « nouvelle musique ». Mais pour que la musique puisse se penser comme un art de l’espace, il faut faire un pas de plus. Cette évolution est rendue possible aujourd’hui par le progrès impressionnant des technologies de diffusion sonore. Elles permettent de distribuer le son dans l’espace, et pas seulement de manière statique, mais en combinant les dimensions du mouvement local avec ce qu’on pourrait appeler un principe de non-localité. Par exemple, un son se diffuse en vagues concentriques, mais il peut aussi se déplacer plus vite que lui-même en résonant de façon quasi simultanée en deux points de l’espace, suggérant un mouvement aberrant. Je dis « lui-même », mais qu’est-ce que l’identité formelle d’un son, au-delà de ses propriétés physiques ? C’est tout le problème. Pour revenir à Zimmermann : dans un texte admirable de 1957, « Intervalle et temps », il élabore une conception du temps comme « forme fondamentale » (Grundform) qui suppose que tout intervalle (entre notes, entre durées) puisse être projeté à la verticale comme à l’horizontale, de sorte qu’une suite de sons puisse être perçue – oui, perçue – comme une « ‹ simultanéité › déplacée dans le temps ». C’est le cas de dire, comme dans Parsifal : « Ici le temps devient espace. »
FM - Ou, comme l’explique Zimmermann pour son opéra Les Soldats : « Le temps se courbe et forme une sphère. » Le compositeur précise ici qu’il ne s’agit pas de raconter une histoire mais de « rendre compte d’une situation dont l’origine se trouve dans le futur et qui menace le passé »...
ED - Oui, un temps « sphérique » qui n’est d’ailleurs pas exactement celui de Scelsi, et qui prend dans le Requiem la forme d’un montage particulièrement véhément des temps historiques, par le biais d’archives, de citations et de textes compressés pour ainsi dire dans la durée de l’oeuvre. Ce qui m’intéresse en l’occurrence, c’est que malgré l’allure un peu sauvage et expressionniste de ce tableau du siècle, il ne s’agit pas de figurer allégoriquement un temps en miettes, de mettre en scène la simultanéité du non-simultané dans une atmosphère d’apocalypse, mais de donner forme à une intuition profonde concernant la forme du temps. C’est ça que signifie le temps sphérique, manifesté ici dans cette durée panoramique, « explosante fixe », qu’il faut vivre comme un seul présent immensément dilaté. Le temps a une forme ; mieux, il est lui-même une forme. C’était déjà la grande leçon de Kant, qui disait que le temps seul ne change pas, puisqu’il est la condition formelle de tout devenir (« intuition pure » ou « forme a priori de la sensibilité »). On peut faire un pas de plus et concevoir quelque chose comme un temps formel qui prendrait acte de l’évolution qui substitue à la forme (au sens où on parle, par exemple, de la forme sonate) ce que le musicologue Carl Dahlhaus appelait une « structure ». Une structure, ce n’est pas le profil d’un devenir, c’est une manière d’ordonner les relations en simultanéité, même lorsqu’il s’agit précisément de relations temporelles. Il est capital de distinguer temps et devenir, sous peine de reverser dans la forme du temps tous les remous de la durée vécue – ce qui est, tout de même, la tendance de bien des discours contemporains sur les aventures du matériau sonore ou sur cette espèce de pragmatique des flux à laquelle se ramènent souvent le processus de composition et la performance. C’est comme si on manipulait une substance-temps. Or ce fétichisme-là ne vaut pas mieux que celui du matériau critiqué par Adorno ; je dirais même qu’il en fournit le principe.
FM - Qu’est-ce qui caractérise ce « temps formel » ?
ED - On pourrait dire que ce qui distingue le temps formel est la place qu’y occupe la simultanéité, mais une simultanéité qui ne se confond plus avec la fausse évidence de l’« en même temps » (simultanéité des flux ou des événements perçus), une simultanéité qui renvoie à la capacité de l’esprit à distribuer son activité sur une pluralité de plans opératoires. En ce sens le problème du temps formel apparaît dès qu’on a affaire à une diversité d’échelles de temps qu il faut articuler entre elles.
Propos recueillis par Frank Madlener Directeur de l'Ircam, Institut de recherche et de coordination acoustique/musique
Où
Grande salle
Quand
3 juin - 2 juil. 2015