Nature morte sur la table
[1914]
Nature morte sur la table
[1914]
Domaine | Dessin | Papier collé |
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Technique | Fusain, gouache et papiers collés sur papier |
Dimensions | 48 x 62 cm |
Acquisition | Dation, 1984 |
N° d'inventaire | AM 1984-354 |
Informations détaillées
Artiste |
Georges Braque
(1882, France - 1963, France) |
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Titre principal | Nature morte sur la table |
Ancien titre | Gillette |
Date de création | [1914] |
Domaine | Dessin | Papier collé |
Technique | Fusain, gouache et papiers collés sur papier |
Dimensions | 48 x 62 cm |
Inscriptions | Non signé, non daté |
Acquisition | Dation, 1984 |
Secteur de collection | Cabinet d'art graphique |
N° d'inventaire | AM 1984-354 |
Analyse
Pendant les années cruciales de l’élaboration du cubisme (1908-1914), Braque est en contact étroit avec Picasso ; il s’agit d’une vraie amitié (« Et vous savez combien je l’aime », écrit Picasso à Kahnweiler le 17 juin 1912, à propos de son ami), mais aussi et surtout de l’association dans le travail de deux personnalités complémentaires et extraordinairement douées. Au point qu’il apparaît quelquefois difficile de distinguer l’apport de l’un et de l’autre dans la construction progressive d’un code formel de plus en plus hermétique, avant la résolution que représente la pratique du papier collé et de la sculpture, après 1912. La très remarquable exposition organisée au MOMA en 1989 par William Rubin, qui confrontait pas à pas les œuvres de Braque à celles de Picasso entre 1908 et 1914, a cependant permis de remettre en lumière l’apport spécifique de Braque et son rôle de leader, tout particulièrement pendant l’été 1912. À Sorgues, près d’Avignon, il multiplie alors les trouvailles capitales : ajout de sables et de poussières aux pigments, sculptures-pliages de papier, invention, enfin, du papier collé, tous procédés qui tendent à réinjecter de la réalité, de la couleur, et jusqu’à l’évocation d’un relief, dans les constructions arachnéennes qui définissent le cubisme des deux années précédentes.
La chronologie de l’épisode est bien connue : au tout début de septembre 1912, Braque remarque dans la vitrine d’un marchand de couleurs d’Avignon un rouleau de papier faux bois, imitant des lambris de chêne et comportant deux sortes de motifs imprimés : les veines du bois, et le relief des moulures, indiqué au moyen de lignes noires d’épaisseur différente. C’est pendant un bref séjour de Picasso à Paris que Braque achète ce papier, qui fait office de déclencheur et de stimulant visuel, qu’il en découpe des morceaux et les installe sur une structure dessinée au fusain. Au retour de Picasso, il lui montre une toute première série de « papiers collés », et celui-ci, qui tout aussitôt envisage le champ des expériences nouvelles à tenter, lui écrit, dès son retour définitif à Paris, le 9 octobre 1912 : « J’emploie tes derniers procédés papéristiques et poussiéreux… ». Le contrat établi entre Daniel-Henry Kahnweiler et Braque le 30 novembre 1912 mentionne déjà, dans une rubrique à part, « les dessins rehaussés de papier bois, marbre ou tout autre accessoire ». Ils ont un statut particulier, puisque, de même que les peintures, Kahnweiler les fait photographier dès leur entrée dans le stock, alors qu’il ne l’estime pas nécessaire pour les simples dessins.
En 1913, et pendant la première moitié de 1914, Braque se consacre donc à ce nouveau procédé qui lui permet, en réalité, de faire retour sur la peinture : rehaussés à l’origine uniquement de papier faux bois, ses papiers collés vont être progressivement réinvestis par des textures différentes, plus colorées, ou même, début 1914, par des pointillés peints.
Les trois papiers collés considérés ici, variations sur un même motif de nature morte sur une table, montrent bien cette évolution, et comment Braque, entre 1913 et 1914, enrichit à la fois le contenu visuel et la charge sémantique du papier collé, tout en privilégiant en fin de compte ce que cette technique peut « rapporter » au tableau.
Le Damier, réalisé en 1913, n’appartient pas à la toute première série, celle de l’automne 1912. Braque y utilise d’ailleurs un autre papier, plus grossier, de couleur brune, plus austère encore que celui acquis à Avignon. Il joue cependant sur une même esthétique minimale : sur une fine toile préparée en blanc, il inscrit l’ombre dessinée d’un guéridon ovale et de quelques objets (damier, carte à jouer). Les deux aplats de papier brun sont chargés d’indiquer la couleur du bois de la table, et surtout de suggérer, avec une immédiateté jusqu’alors inconnue, sa matière et son poids.
Violon et pipe – qu’on peut dater précisément de l’hiver 1913-1914, grâce aux deux coupures de journaux, dont l’une est extraite du Journal du 28 décembre 1913 – est une œuvre plus complexe, aussi bien par ses matériaux diversifiés (papier faux bois, papier noir, galon décoratif, papier journal) que par la mise en œuvre d’un espace plus élaboré. Le cadre ovale, délimité par un crayonné de fusain, est toujours celui du « guéridon », cet espace tactile où les objets s’interpénètrent et s’animent, à portée de main. On retrouve le galon de papier peint beige et gris, associé aux moulures de faux bois évoquant des lambris, dans Le Violon (1914, The Cleveland Museum of Art), un papier collé ayant appartenu à Jean Paulhan. Enfin, on peut rapprocher Violon et pipe d’une petite peinture intitulée Le Quotidien du Midi (The Norton Simon Museum, Pasadena), datée de 1914 dans les photographies d’archives de la galerie Kahnweiler. Braque y réutilise le motif, composé de la découpure extraite du Quotidien du Midi (le découpage en forme de journal miniature, l’effet de pliure incluant quelques lettres du titre sont repris tels quels dans la peinture) et de la pipe – traitée en papier journal dans Violon et pipe, elle est reprise dans une matière granuleuse, avec un léger relief. Il semble évident que le papier collé, dans ce cas, a précédé la peinture et lui a servi de modèle.
Au printemps 1914, Braque commence à « fabriquer » ses propres papiers peints, en rehaussant de points de gouache des papiers colorés mécaniquement, et en réintroduisant ainsi la couleur peinte. Nature morte sur la table, dit aussi Gillette, présente ces zones de pointillés bleus caractéristiques des séries qui précèdent le départ de Braque au front, en août 1914. C’est peut-être, malgré les apparences, le plus abstrait des trois collages : les formes qui s’entrechoquent sur la table ovale n’évoquent à elles seules rien de précis. Au spectateur d’identifier tel rond dessiné comme le goulot d’une bouteille, un aplat noir comme un probable instrument de musique, ou d’interpréter à sa guise les lettres (chau doree, etc.) surnageant d’une coupure de journal. Seul le rectangle découpé d’une publicité pour les lames de rasoir Gillette impose le tranchant aigu d’un losange au centre de la composition.
Isabelle Monod-Fontaine
Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008