Sans titre

Pour l’auteur de la Poupée, cette créature « artificielle aux multiples possibilités anatomiques », construite à Berlin en 1934 et photographiée indéfiniment, en poses multiples (dans les ouvrages Die Puppe et La Poupée, publiés en 1934 et 1936), le dessin a été le moyen de pousser toujours plus loin l’investigation d’une « anatomie de l’inconscient physique », pour reprendre le titre de son ouvrage poético-théorique paru à Paris en 1957 (Petite anatomie de l’inconscient physique ou l’Anatomie de l’image, Éd. Le Terrain vague). Après avoir fasciné les poètes surréalistes avant-guerre, la démarche obsessionnelle de Bellmer, qui s’offre comme une quête vertigineuse d’une image par où donner corps au désir et capable d’en activer les fantasmes inconscients, suscite, dès la fin des années 1940, où paraissent Les Jeux de la poupée (1949), l’intérêt des milieux psychanalytiques autant que des intellectuels et des théoriciens de la subversion : son œuvre graphique, qui sera pour beaucoup gravé (de l’Histoire de l’œil de Georges Bataille, 1947, à À Sade, 1961), lui vaut l’aura sulfureuse d’un artiste de l’imaginaire et de la transgression érotique, que les galeristes Daniel Cordier – qui le rencontre en 1958 (un an avant son exposition « Éros » de 1959) – puis André-François Petit ne tardent pas à exposer.

Exécutés à la pointe acérée de la mine de plomb, quelquefois rehaussés au crayon de couleur ou à la gouache blanche, et de plus en plus modulés en estompes au fusain, ses dessins sont d’une précision d’anatomiste et d’un raffinement d’artiste maniériste, dans la grande tradition graphique germanique, non sans un certain excès ornemental de goût 1900 (depuis Œillades ciselées en branche, 1939). Déroulés compulsivement dans des carnets, sur de petits formats confidentiels et, à partir de 1958, sur de grandes feuilles souvent roses ou grises, ils constituent, comme Le Cahier noir de Joë Bousquet dans les années 1940, autant de pages d’un « monstrueux dictionnaire » des pulsions secrètes (lacérations, sodomies, viols, etc.), des équivalences et « transferts des sens », des métamorphoses inouïes d’un corps érotique : corps-machine (depuis La Mitrailleuse en état de grâce, 1937), corps-mobilier (La Chaise Napoléon III, 1959, MNAM), corps-prison (Corset-Bastille, 1948), corps-squelette ou corps visqueux, viscéral ou cristallin, corps-paysage, etc. Bellmer y questionne le principe de l’intégrité corporelle, notamment dans les séries des Céphalopodes (6 rue des Oreilles, 1952 ; Madame est servie, 1960, MNAM), des Œil-Sexe ou des Œil-Anus, et celui de l’identité sexuelle : sont ainsi mis en évidence les ambivalences – androgynie, hermaphrodisme, animalité (séries Aigle-Mademoiselle, Femme-Phallus ; Le Coq et la Poule, 1960, MNAM) – et les processus des gestations corporelles souterraines et fœtales.

Au-delà de la froide et maniaque objectivité du dessin d’ingénieur, c’est la cruelle et macabre beauté des rouages de la mécanique du désir – leur élégance – qui est livrée dans le travail graphique de Bellmer. Son dessin est celui d’un poète de l’imaginaire corporel, dont la combinatoire anagrammatique relève d’un jeu sans fin.

Agnès de la Beaumelle

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008