Terence Davies ou la flamboyance du trauma
“For the roses had the look of flowers that are looked at.”
T.S. Elliott, Four Quartets (1941)
Tout le cinéma de Terence Davies provient d’une fêlure qui laisse entrer la lumière. Du premier plan de son court métrage Children (1976) jusqu’au dernier plan des Carnets de Siegfried (2021), son œuvre n’a cessé d’être l’expression lumineuse d’une blessure originelle. Ses films témoignent de la lucidité précoce d’un enfant ayant grandi avec le sentiment de ne pas faire tout à fait partie du monde, sans doute trop sensible, trop introverti, trop rêveur, trop homosexuel ou, en tout cas, trop peu conforme pour réussir à prendre pleinement part au présent qui lui est donné à vivre.
Le présent dont on ne réussit pas à se saisir devient le passé dont on ne réussit plus à se défaire et c’est dans cette incapacité, ou peut-être dans ce refus, de laisser filer le temps que s’est cristallisé l’imaginaire d’un cinéaste qui n’a cessé de revisiter passionnément son propre passé dans un premier temps puis le passé dans un sens plus large dans la deuxième partie de son œuvre. Comme s’il fallait faire usage de tous les artifices du cinéma, rééclairer, glamouriser, mettre en sons et en images les moments à la fois marquants et quotidiens d’une vie pour réussir à en extraire, enfin dégagées des oripeaux du réel, toute leur beauté, toute leur violence et toute leur vérité.
Lyrique et empreinte d’une ferveur souvent religieuse, l’œuvre de Terence Davies ne constitue pas un travail de reconstitution, mais un travail de réminiscence au sens le plus proustien et le plus subjectif du terme.
La brutalité sexiste et patriarcale du Liverpool ouvrier de son enfance tout comme la douce joie d’un soir passé à chantonner en chœur des comptines populaires nous sont ainsi données à ressentir plutôt qu’à voir dans le sublime Distant Voices, Still Lives (1988). Chaque mélodie, chaque son, chaque cadrage, chaque lumière, chaque mouvement de caméra, participe d’une plongée sensorielle dans un passé qui ne meurt jamais. Lyrique et empreinte d’une ferveur souvent religieuse, l’œuvre de Terence Davies ne constitue pas un travail de reconstitution, mais un travail de réminiscence au sens le plus proustien et le plus subjectif du terme. Un cinéma de la mémoire et de l’évocation souvent construit sur le principe de l’association libre, un souvenir en appelant un autre dans une spirale mémorielle et introspective.
Dire que le cinéma de Terence Davies est inscrit dans le temps de l’enfance c’est dire que, même lorsqu’il ne traite pas de l’enfance, le cinéaste inscrit ses films dans ce rapport au temps teinté d’oisiveté et de mélancolie dont seuls les enfants ont le secret. C’est comme si chacun de ses films provenait de l’imaginaire du garçon qui, dans Une longue journée qui s’achève (1992) rêvasse, assis sur les marches de l’escalier familial. Les minutes et les heures ont pour les enfants une valeur, un poids, qu’elles n’ont plus pour les adultes et tout le cinéma de Terence Davies est mu par l’obsession de redonner au temps la densité de cet âge révolu.
Dire que le cinéma de Terence Davies est inscrit dans le temps de l’enfance c’est dire que, même lorsqu’il ne traite pas de l’enfance, le cinéaste inscrit ses films dans ce rapport au temps teinté d’oisiveté et de mélancolie dont seuls les enfants ont le secret.
Mais si le cinéma de Terence Davies s’inscrit dans la continuité de l’enfance, c’est aussi dans le sens où il prolonge le plaisir intense que lui ont procuré ses premiers émois cinématographiques. À travers d’étourdissants montages sonores qui épousent souvent la forme du collage, Terence Davies fait résonner dans ses films les voix de Doris Day, d’Alec Guiness et de tant d’autres idoles du grand écran qui ont été pour lui comme autant d’alliés imaginaires. Dans La Bible de néon (1996), un travelling avant sur un drap blanc étendu sur une corde à linge, accompagné de l’inoubliable musique d’Autant en emporte le vent, vient nous dire la puissance intacte d’un cinéma qui n’est plus.
Jusqu’au bout, Terence Davies n’aura cessé d’inventer de nouvelles façons de capturer le temps qui passe : filmer les mille et un rituels qui donnent leur cadence à une vie (baptêmes, mariages, funérailles…), saisir la lumière du jour qui décline, nous faire sentir le poids des années sur les corps… Et, jusqu’au bout, il n’aura cessé de réinventer la forme de son cinéma, en s’emparant notamment à la fin de sa vie des outils numériques. Comment ne pas penser à ce sidérant plan circulaire dans Les Carnets de Siegfried qui nous montre le jeune poète Siegfried Sassoon se transformer en vieil homme par la magie d’un spectaculaire morphing ? Dans son fond comme dans sa forme, le cinéma de Terence Davies n’a eu de cesse de manifester un attachement au passé qui n’a jamais cédé un instant à la tentation de la nostalgie facile ou d’une pensée réactionnaire.
“We love the place we hate, we hate the place we love, we leave the place we love, then spend a lifetime trying to regain it” [« Nous aimons le lieu d’où nous venons, nous haïssons le lieu que nous aimons, nous quittons le lieu que nous aimons et passons notre vie à tenter de le reconquérir »], dit Terence Davies dans son magistral documentaire autobiographique Of Time And The City (2008). Toute son œuvre est tendue par cette ambivalence vis-à-vis du passé et par cette impossibilité d’en départager la violence de la beauté, la tendresse du désarroi et le désir du tourment. Pour Terence Davies, le cinéma est le seul lieu, le seul art, le seul moyen de s’offrir un refuge où il deviendrait possible d’appréhender le trauma dans toute sa violence et dans toute sa flamboyance.
Pour Terence Davies, le cinéma est le seul lieu, le seul art, le seul moyen de s’offrir un refuge où il deviendrait possible d’appréhender le trauma dans toute sa violence et dans toute sa flamboyance.
Les héros et les héroïnes des films de Terence Davies n’ont de cesse de se confronter ou de se heurter à la brutalité de leur époque. De la violence sexiste et domestique dans Distant Voices, Still Lives ou La Bible de néon (1995) jusqu’à la violence de la guerre filmée comme la forme la plus absolue d’un virilisme délétère dans Sunset Song (2015) ou Les Carnets de Siegfried, son cinéma aura inlassablement cherché à rendre justice aux enfants, aux femmes et aux personnes homosexuelles capables d’opposer à la violence qui leur est faite la beauté immortelle d’un chant ou d’un poème.
Il nous appartient désormais de donner à l’œuvre de Terence Davies la place qu’elle mérite aux côtés des poètes et des poétesses qu’il a tant aimés (T.S. Eliot, Emily Dickinson, Siegfried Sassoon…) et de faire en sorte que sa voix si unique continue de résonner pour nous rappeler qu’il suffit parfois d’une étincelle de beauté pour éclairer la nuit de nos traumas. ◼