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Au supermarché du Centre Pompidou... #1 La bouteille vue par Marcel Duchamp

Aux critiques qui reprochaient à son bâtiment de ressembler à un centre commercial avec son grand escalator, l’architecte Renzo Piano répondait avec une pointe d’humour : « Tant mieux ! Personne n’a peur de se rendre dans un hypermarché. » L'histoire de l’art est peuplée d'artefacts domestiques apprivoisés par les artistes, qui enrichissent désormais la collection du Musée national d'art moderne, la première en Europe. Focus sur la bouteille, revisitée par Marcel Duchamp, et son célèbre readymade Porte-bouteilles de 1914.

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Bouteille

Définition : récipient allongé à goulot étroit, en verre, en plastique, en métal ou en terre destiné aux liquides, notamment aux boissons.

En 1914, Marcel Duchamp entre au rayon quincaillerie du Bazar de l’Hôtel de Ville. Depuis un an, l'institution parisienne a fait peau neuve. Flamboyant et agrandi, le grand magasin attire notamment les badauds venus admirer son dôme qui s’élève vers le ciel. On trouve de tout au BHV, même ce qu’on ne cherche pas. Pourquoi Duchamp a-t-il franchi les portes de l’établissement du quartier du Marais ce jour-là ? Pour acheter une clé de 12 au rayon bricolage ? Pour s’offrir un parfum ou une nouvelle pipe ? Mystère. Et s’il avait choisi à la dernière minute d’aller faire un tour au Bon Marché, l’histoire de l’art aurait-elle pris une autre tournure ? Avec des si, on mettrait Paris en bouteille. Justement. Ce qui est sûr, c’est que Marcel Duchamp ressort rue de Rivoli avec un porte-bouteilles sous le bras. Un cousin en fer du porc-épic franchement pas pratique à transporter dans le métro aux heures de pointe.

 

Ce choix était fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou mauvais goût… en fait une anesthésie complète. 

Marcel Duchamp


Enfin Marcel, pourquoi ce porte-bouteilles ? « Ce choix était fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou mauvais goût… en fait une anesthésie complète », justifie l'acheteur un peu plus tard. Cet objet banal, vendu en libre service, va bientôt défrayer la chronique. En 1916, depuis New York, Duchamp écrit à sa sœur Suzanne, qui est peintre, pour lui annoncer son invention du ready-made, inspiré du principe du prêt-à-porter dans le mode : « Si tu es montée chez moi, tu as vu dans l’atelier une roue de bicyclette et un porte-bouteilles. […] J’ai une intention à propos de ce porte-bouteilles. Écoute […] prends pour toi ce porte-bouteilles, j’en fais un ready-made à distance. Tu inscriras en bas et à l’intérieur du cercle du bas, en petites lettres peintes avec un pinceau à l’huile en couleur blanc d’argent, l’inscription que je vais te donner ci-après et tu signeras de la même écriture comme suit [d’après] Marcel Duchamp. »


Quelques jours plus tard, dans un déménagement, le porte-bouteilles part malheureusement à la poubelle. Pas rancunier, Duchamp en achète d’autres exemplaires. Celui du Centre Pompidou date de 1964. Il est entré dans la collection en 1986 et n’a jamais supporté aucun goulot. Un beau gâchis. Car ce qui ne manque pas dans les allées du Musée national d’art moderne, ce sont bien les bouteilles. Elles peuplent des centaines de natures mortes de Pablo Picasso, Man Ray ou Juan Gris pour citer les artistes les plus connus. Avez-vous remarqué que ces récipients sont le plus souvent vides ? Pas besoin d’être devin pour savoir que l’art et le vin font bon ménage depuis l’Antiquité. Une fois le contenu bu, reste donc le contenant, avec ses lignes droites et ses courbes décoratives, ses reflets propices au dessin et à la peinture. Pas la peine de préciser que les bouteilles sont en verre bien sûr, même si on appelle cela de l’art plastique. ◼