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Gilles Aillaud, éco-artiste avant l'heure

À l’heure de la crise climatique, l'œuvre relativement méconnue de Gilles Aillaud apparaît comme intensément pertinente. Celui qui, sa vie durant, a peint les animaux enfermés dans des zoos, nous invite à repenser notre rapport au vivant — et plus largement aux choses terrestres. En représentant ces animaux, réduits à de simples symboles au service du narcissisme humain, le peintre-philosophe Aillaud ne contribue-t-il pas à les sortir des cages ? Pistes de réflexion, par la chercheuse Mylène Ferrand.

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D’abord des animaux dans des zoos, plus occasionnellement dans des paysages ouverts, mais aussi des minéraux, des végétaux, des ciels, des océans, des plages, des sols, des montagnes, des déserts, quelques portraits « humanimaux », puis des vues historiques (Mai-68, guerre du Vietnam, etc.), des décors et mises en scène pour le théâtre. Voilà ce qu’a représenté Gilles Aillaud toute sa vie. Beaucoup a été écrit sur ce drôle d’animal, sphinx philosophe et poète, peintre du temps, de son époque mais aussi du temps long, d’un temps aboli, cosmique. Malgré cela, l’artiste demeure toujours aussi insaisissable, tout comme ce qu’il observe.

 

À l’heure de la crise climatique, de la sixième extinction de masse des espèces, des crises sociales et géopolitiques, son œuvre apparait comme une réplique des plus pertinentes face à l’horreur qui vient. L’artiste est un révolutionnaire, un visionnaire, un novateur tout à l’inverse de ce qui lui a parfois été reproché. En effet, Aillaud ne redéfinit rien de moins que les relations de l’être humain en rapport aux autres animaux et plus largement aux choses terrestres.

 

L’artiste est un révolutionnaire, un visionnaire, un novateur tout à l’inverse de ce qui lui a parfois été reproché. En effet, Aillaud ne redéfinit rien de moins que les relations de l’être humain en rapport aux autres animaux et plus largement aux choses terrestres.

 

Son engagement politique est prégnant et s’opère à plusieurs niveaux. L’un des plus subtils est d’orienter sa ligne de fuite vers l’horizontalité, une certaine égalité de considération des autres. Pourquoi regarder les animaux ? John Berger répondait à la question en 1980 dans son ouvrage éponyme culte. On commence tout juste à comprendre qu’il ne s’agit pas là d’un sujet annexe ou mineur et que les animaux ont aussi été séquestrés métaphoriquement, réduits à de simples symboles au service du narcissisme humain. Aillaud contribue pour une part à les sortir des cages lorsqu’il lève le voile sur cette « machine anthropogénique (ou anthropologique) », ancienne et moderne, ainsi que sur son corolaire, l’anthropogenèse, identifiée comme telle par Giorgio Agamben.

 

Ce système va de pair avec l’invention de tout un appareil optique et d’outils de contention des corps et des esprits. Les collections d’animaux vivants exoticisés, les jardins zoologiques modernes, sont des environnements humains créés par et pour les humains. Chez Aillaud, l’espace froid du zoo, sa politique hygiéniste qui remonte à Carl Hagenbeck, contraste dramatiquement avec ses captifs organiques. En outre, ces institutions de démonstration, panoramas de la puissance humaine, renvoient à énormément de secteurs de nos sociétés, entre autres entrepreneuriaux et économiques, comme l’explique l’historienne Violette Pouillard. Ils sont l’héritage pluriel de l’encyclopédisme, des cabinets de curiosité, des ménageries royales ou des zoos humains ; une innovation des classes et empires hégémoniques. Leur but était la distraction puis l’imposition du pouvoir (impérial, royal, aristocratique, bourgeois, colonial, suprémaciste, religieux). Enraciné dans l’emprise (néo)coloniale, le récit raconté depuis le 18e siècle pour justifier cette violence évolue au fur et à mesure des changements sociétaux.

 

En s’installant dans les zoos, des lieux où paradoxalement tout n’est qu’évidence, Aillaud donne à voir la réalité sous nos yeux, qu’étrangement, nous ne verrions pas sinon (la conception de l’art selon Aristote) : un théâtre anatomique du monde, une histoire innaturelle, histoire de la sujétion et du système de subalternisation, des rencontres biaisées, des individus animaux en souffrance.

 

En s’installant dans les zoos, des lieux où paradoxalement tout n’est qu’évidence, Aillaud donne à voir la réalité sous nos yeux, qu’étrangement, nous ne verrions pas sinon (la conception de l’art selon Aristote) : un théâtre anatomique du monde, une histoire innaturelle, histoire de la sujétion et du système de subalternisation, des rencontres biaisées, des individus animaux en souffrance. Il peint « Ce qui doit être délivré de l’apparence pour apparaître. » écrit-il à propos de Vermeer, mais qui s’applique aussi à son propre cas. Il cadre, décadre, recadre, scrutant la situation aussi bien de près que de loin (micro/macro). Malgré l’enfermement, la pression d’une vie sous contrôle (pendant longtemps, il n’y avait pas même la possibilité de se soustraire aux regards), les psychopathologies (zoochoses) à lire avec l'Histoire de la folie à l'âge classique de Michel Foucault (1961), il semble parfois que les animaux nous regardent. Oui et non. Les tentatives de rébellion et d’évasion sont légion, sans compter les morts et suicides. Comment donc (se) sortir du carcéral ?

Surveiller et punir lance Foucault en 1975 dans son ouvrage majeur, comme un pavé dans la mare dont l’onde persiste à nous secouer. Pour Aillaud, l’art aussi est pris dans des structures normatives et des contextes coercitifs de domination, de discipline et de rapports de pouvoir. La muséologie, l’histoire des musées et de la monstration ou mise en exposition, s’écrit conjointement à celle de l’architecture des zoos ou du célèbre panoptique de Jeremy Bentham. Il s’agit toujours de maximiser la supervision, de forcer le regard au travers d’une seule perspective ou lentille de vue, une unique grille de lecture pour tenir son monde. L’histoire de l’œil et du display s’inscrit évidemment dans la droite lignée de celle de la pensée. Aillaud propose quant à lui une peinture, un art comme pratique de liberté, plutôt que de libération (Foucault).

 

Pour Aillaud, l’art aussi est pris dans des structures normatives et des contextes coercitifs de domination, de discipline et de rapports de pouvoir.

 

De même, la responsabilité de l’artiste et de l’usage de sa propre liberté constitue un point central de réflexion chez l’artiste. Sa peinture, qui défie la figuration et l’abstraction, est efficace, légère, non-matiériste, en aucun cas une peinture « de geste » ou encore moins dans l’émotivité de la touche expressionniste par exemple. Progressivement, il la débarrasse de ses contours et limites, du superflu lorsqu’il saisit les animaux évoluant librement lors de son voyage en Afrique. Loin du bruit et de la vanité ambiants, de La Société du spectacle (Guy Debord) ou de l’industrialisation de la culture et de l’art, il reste fidèle aux choses et aux êtres, au réel, à la réalité liquide de son temps, à ce qui compte vraiment au final. Avec une acuité et une éthique rare, il s’attache à l’essentiel, désirant s’adresser à toutes et tous, pas uniquement à un groupe restreint.

 

Aillaud parle de son amour pour la diversité des formes, des extériorités et d’êtres aux mondes. L’art ne fait sens que face à cette pluralité. Il refuse la globalisation, l’homogénéité culturelle et impérialiste. À première vue, ses images pourraient passer pour dépourvues d’affect, mais il n’en est rien. Quelle empathie faut-il pour voir ce que peu perçoivent, c’est-à-dire les animaux pour qui iels sont ? Son œuvre témoigne de son immense attention, pudique et polie, envers ces étants bafoués. Aillaud les aime et d’ailleurs il le dit. Il repère la similitude entre ce qui vit, dessine les contours d’un mimétisme général (Roger Caillois) et peint ce Même dissemblable tellement difficile à cerner. Des modes d’existence sont encore inimaginables à ce jour. Le défi est de les faire émerger, de comprendre les absolues altérités, les différentiels entre les êtres (l’écart). C’est justement dans cet inconnu, hors du maîtrisé, que l’expérience artistique d’Aillaud se loge. De cette contagion étrangère naît la monstruosité et le potentiel de réinvention de l’art, son extraordinaire capacité de découvertes.

 

Si l’artiste représente l’interconnexion et le compagnonnage entre êtres vivants, c’est aussi pour renvoyer à son terrible manque : la séparation, notamment entre espèces et règnes, propre à la culture occidentale.

 

Si l’artiste représente l’interconnexion et le compagnonnage entre êtres vivants, c’est aussi pour renvoyer à son terrible manque : la séparation, notamment entre espèces et règnes, propre à la culture occidentale. Lui figure l’obsolescence d’Homo sapiens, de sa modernité, de sa croyance positiviste aujourd’hui transhumaniste en l’idée d’un progrès capitaliste, la fin d’un certain humanisme humano-centré. Au lieu de nourrir la fragmentation du monde, il promeut sa poétisation. Loin de l’égo-artiste, il travaille à la démythification et à la démystification (Roland Barthes). Il est aussi probablement écoartiste avant l’heure, un posthumaniste qui s’intéresse aux in/animé.es, un esprit curieux et créatif formé à la philosophie antique et à la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty.

 

Dans cet univers quantique, la matière demeure quoi qu’il en soit radicalement ouverte. Aillaud sait que les forces sont d’abord biologiques et matérialistes avant que d’être discursives. Il ne s’agit donc pas que d’une peinture sur les animaux ou les zoos, l’art est fait d’eux (et de « la nature », de la matière physique), pris dans, agissant avec. Bien au-delà encore, Aillaud relate aussi un devenir matière, la métamorphose perpétuelle, la dissolution de soi dans l’image et le monde. Ceci d’autant plus en temps de crainte de l’arme nucléaire et de sa force omnicidaire (à nouveau d’actualité). En sage, l’artiste continue de signifier un questionnement primordial : comment l’art contribue-t-il à nous porter vers la vérité et son caractère fondamentalement illimité ? ◼