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L'histoire secrète de La Maison de verre, chef-d'œuvre de l'architecture moderne

En plein Saint-Germain-des-Prés se niche un chef-d'œuvre de l'architecture moderne : la Maison de verre. Conçue par l'architecte et designer Pierre Chareau, c'est un bijou de technique et d’invention, qui a notamment inspiré Richard Rogers. Commandée par Annie et Jean Dalsace en 1927, achevée en 1931, la Maison de verre fut aussi un haut-lieu de vie culturelle où se côtoyaient sculpteurs, peintres, galeristes, musiciens, écrivains. En 2022, les héritiers de la famille Dalsace ont fait don de leurs archives au Centre Pompidou/Bibliothèque Kandinsky. Plongée dans les secrets de cet exceptionnel projet.

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Lorsqu’en 1925 Annie et Jean Dalsace choisissent d’édifier leur maison au 31, rue Saint-Guillaume, sur le site d’un petit hôtel particulier sombre et vétuste, ils n’ont pas prévu que la vieille dame qui résidait au dernier étage du bâtiment refuserait obstinément de déménager. Ils vont devoir se résigner à transformer l’ensemble sans toucher à son appartement. Le défi est de taille. Pour le relever, ils ont l’audace de solliciter non pas un architecte mais un ami : Pierre Chareau. Décorateur confirmé, Pierre Chareau est alors créateur de meubles et ensemblier. Si Annie et Jean Dalsace décident de lui confier la conception de leur future maison, c’est qu’ils l’ont vu à l’œuvre : au sortir de la guerre, à peine mariés, ils lui demandent de meubler et décorer l’intérieur de leur appartement du boulevard Saint-Germain. Chareau conçoit pour Jean Dalsace un bureau qui sera présenté au Salon d’automne de 1920 et marquera le coup d’envoi de sa notoriété.

 

Lorsqu’en 1925 Annie et Jean Dalsace choisissent d’édifier leur maison au 31, rue Saint-Guillaume sur le site d’un petit hôtel particulier sombre et vétuste, ils n’ont pas prévu que la vieille dame qui résidait au dernier étage du bâtiment refuserait obstinément de déménager.


Dans l’immédiat après-guerre, Pierre Chareau tient son agence chez lui, rue Nollet dans le 17arrondissement de Paris puis ouvre en 1922 une petite boutique rive gauche, rue du Cherche-midi, tenue par son épouse Louisa Dyte, dite Dollie. Il propose des lampes, souvent reconnaissables à leur structure en métal serti de feuilles d’albâtre, du mobilier domestique, pour la plupart en bois précieux, qu’il habille de cuir ou de tapisseries signées par son ami Jean Lurçat. La Bibliothèque Kandinsky conserve ainsi, rangées dans douze classeurs du catalogue professionnel de Pierre Chareau, plus de cinq cents photographies de ses créations (meubles et objets). Lorsque le jeune couple sollicite Pierre Chareau pour construire une maison, tous les regards sont tournés vers lui depuis l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 où est présenté son bureau-bibliothèque pour une ambassade moderne. La forme du meuble surprend : sa structure est comparable à une architecture. Il n’est pas innocent que l’invention du bureau-bibliothèque soit contemporaine des années de conception de la Maison de verre. Elle souligne le souci constant qu’a Pierre Chareau d’envisager l’habitat de façon globale. Il créera ainsi pour cette maison trois espaces distincts : l’espace professionnel de Jean Dalsace, médecin gynécologue et promoteur du Planning familial ; l’espace de l’intimité familiale et l’espace de réception auquel les Dalsace accordent une part essentielle.

La construction de la Maison de verre prendra plusieurs années. Pierre Chareau y implique des artisans de renom, dont la plupart sont membres de l’Union des artistes modernes (UAM). Pour composer la maison, véritable squelette de métal sous une peau de verre, Pierre Chareau choisit pour matière la lumière. Le ferronnier Louis Dalbet dresse une charpente métallique que Pierre Chareau laisse apparente, osant en faire un élément décoratif. Dans la Maison de verre, Louis Dalbet forge et assemble les escaliers en métal, les courbes des rambardes, les marches en caillebotis de métal ; il réalise les cloisons en tôle perforée, parfois amovibles ou pivotantes, mais aussi des dispositifs insolites comme le passe-plats. Il fabrique également les luminaires avec André Salomon, pionnier de l’éclairage indirect. Tout en y travaillant, André Salomon développe avec Pierre Chareau l’idée d’une « architecture de la lumière ».

 

Pour composer la maison, véritable squelette de métal sous une peau de verre, Pierre Chareau choisit pour matière la lumière.

 

 

Jusqu’à sa livraison en 1932, Annie Dalsace passe quotidiennement sur le chantier. Elle soutient son ami Pierre Chareau qui s’épuise à force de perfectionnisme. « Dis-moi que j’ai lutté comme un lion pour notre maison. » écrit-il à Jean Dalsace dans une lettre datée du 13 juin 1932. Lorsque les briques de verre sont insérées dans la trame métallique qui les soutient, la tension est à son comble. La prouesse technique va-t-elle soutenir l’audace et la ténacité de l’esthète ?


L’histoire donnera raison à Pierre Chareau et ses collaborateurs. Les archives photographiques et la correspondance conservées dans le fonds Dalsace retracent la façon dont la Maison de verre, objet de défi, de technique et d’invention devient, une fois construite, un haut lieu de vie pour ses commanditaires : lieu de vie familiale, mais surtout lieu de vie culturelle, où se côtoient sculpteurs, peintres, galeristes, musiciens, écrivains, danseurs, et autres artistes. De nombreuses invitations en témoignent, mais aussi la richesse de l’immense bibliothèque du salon. Des pièces majeures, rares, ont fait l’objet d’une donation à la Bibliothèque nationale de France en 2019 ; la Bibliothèque Kandinsky conserve quelques ouvrages, pour la plupart avec dédicace, et des titres de revues dont la plus grande partie date de l’entre-deux guerres. La correspondance compte notamment des lettres du sculpteur Jacques Lipchitz, Jean Lurçat, la galeriste Jeanne Bucher, Madeleine et Darius Milhaud, ou de la danseuse Djémil Anick pour qui Chareau concevra une maison en 1937.

 

Pendant la guerre, la Maison est sauvée par la transparence de ses parois qui éloigne tout projet d’occupation par les Allemands.

 

 

La guerre chasse la plupart des protagonistes hors de Paris. Les Dalsace partent pour Clermont puis Marseille, Dollie Chareau rejoint son mari à New York. Jeanne Bucher est chargée de la surveillance des biens parisiens. Elle installe le peintre Nicolas de Staël à l’adresse qu’occupait Pierre Chareau, rue Nollet. La Maison est sauvée par la transparence de ses parois qui éloigne tout projet d’occupation par les Allemands.

Après-guerre, la Maison reviendra à la vie, accueillant artistes et événements. Autour de René Herbst et d’autres fidèles amis, s’organise la mise en valeur de l’œuvre de Chareau. Une exposition est en préparation au Musée des arts décoratifs lorsque Pierre Chareau décède en 1950. Une monographie est alors entièrement financée par des souscriptions, portée à bout de bras par René Herbst, les Dalsace et Dollie Chareau qui, depuis les États-Unis, fédère les admirateurs de l’architecte. Le couple Dalsace s’applique à promouvoir la Maison de verre à la fois comme sujet et comme cadre exceptionnel pour diverses manifestations éditoriales ou culturelles. En 1977, leur fille Aline Dalsace (épouse Vellay) marque le coup d’envoi de l’association des amis de la Maison de verre. Gardiens de mémoire, défenseurs de l’architecture du lieu, cherchant à préserver et faire connaître cette maison comme symbole de modernité, les ayants droit et les fidèles du lieu lui insufflent une nouvelle vie. En 2005, c'est un collectionneur américain, Robert Rubin, qui rachète la Maison — elle reste dès lors très peu visible du grand public.

Ces archives ne sont pas seulement celles de Pierre Chareau ou de la famille Dalsace, elles ne témoignent pas seulement du travail d’un architecte-designer ou d’une histoire d’amitié entre un artiste, ses collaborateurs, ses commanditaires ou ses admirateurs. Ces soixante-cinq boîtes de documents sont tout cela à la fois, mais elles sont surtout ce que la Maison a rassemblé et conservé sous son toit : la mémoire des Chareau, celle de la grande famille Dalsace, les documents d’étude de Marc Vellay, et le fonctionnement d’une association. Pour l’archiviste, ce fonds pluriel se structure autour de la Maison de verre comme entité vivante.

 

La Maison de verre est certainement la moins connue mais la plus belle des maisons du 20siècle.

Richard Rogers

 

À l’instar des personnes qui l’ont imaginée, conçue, construite, habitée, commentée ou restaurée, la Maison de verre trace sa propre histoire tout au long des générations qui l’ont chérie et protégée, depuis ceux qui l’ont rêvée jusqu’à leurs petits-enfants qui, en juin 2022, confient ce bel ensemble à la Bibliothèque Kandinsky. Rassemblant les expositions et publications dont elle est le sujet (articles, ouvrages, films, conférences…), mais aussi les distinctions dont elle est l’objet (elle devient monument historique en 1983), la Maison de verre écrit avec notre instrument de recherches tout son parcours intergénérationnel. Une demeure moderne, qui a inspiré tant d'architectes dont Richard Rogers, qui en 1966 écrivait qu'elle était « certainement la moins connue mais la plus belle des maisons du 20siècle* ». Une maison d’autant plus vénérable que son âge a désormais dépassé le siècle. ◼