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Pontus Hulten, un anar au musée

Premier directeur du Musée national d'art moderne de 1973 à 1981, Pontus Hulten fut un proche du couple Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely. Conservateur visionnaire, l'iconoclaste Suédois offrira un soutien inconditionnel aux deux artistes. Mettant en lumière quelques-uns des moments clés de la carrière féconde du duo, l'exposition « Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Pontus Hulten », une coproduction Grand Palais × Centre Pompidou, propose un parcours où s’entrelacent art, amour, amitié et engagement. Portrait d'un homme qui a marqué l'histoire du Centre Pompidou — et l'histoire de l'art du 20siècle.

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Artiste, anarchiste et… directeur de musée. Si l’association de ces trois mots semble incongrue, elle définit cependant bien Pontus Hulten (1925–2006), le tout premier directeur du Musée national d'art moderne au Centre Pompidou, qui s'est inscrit en rupture avec une tradition muséale un peu corsetée, ouvrant portes et fenêtres, et concevant un musée protéiforme, rassemblant toutes les formes d’art comme l'avait souhaité Georges Pompidou (installations, performances, cinéma, théâtre, littérature, danse, etc.).

 

Son audace a marqué le monde des conservateurs, au point d’être érigé en modèle inspirant aujourd’hui d’autres directeurs de musées désireux à leur tour d’innover car, comme l’analyse Sara Arrhenius, directrice de l’Institut suédois à Paris : « Il y a un besoin de retrouver cette énergie artistique à un moment où nombre de musées sont institutionnalisés et où il n’y a plus la possibilité d’expérimenter comme à l’époque. »

 

S’il a été proche de nombreux artistes, Pontus Hulten formait avec Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely un trio à part, mu par une même communauté d’esprit intellectuelle et artistique.

 

Le voici célébré au Grand Palais dans une exposition conçue en collaboration avec le Centre Pompidou, non pas en tant qu’icône — ce qui aurait été un contresens pour celui qui a toujours travaillé en équipe et entouré —, mais par le prisme de ce qui le caractérise également : ses amitiés. S’il a été proche de nombreux artistes — Hans Nordenström, Per-Olof Ultvedt, Robert Rauschenberg, John Cage, Sam Francis, Bernhard Luginbühl, Eva Aeppli … —, il formait avec Niki de Saint Phalle (1930–2002) et Jean Tinguely (1925–1991) un trio à part, mu par une même communauté d’esprit intellectuelle et artistique.

Le mouvement, nouvelle écriture

« Aborder le parcours de deux artistes sous l’angle de leurs liens avec un homme de musée est une proposition originale, mais tout à la fois, cette approche s’imposait avec une certaine évidence », précise Sophie Duplaix, conservatrice en chef des collections contemporaines du Musée national d’art moderne et commissaire de l’exposition. Elle poursuit : « L’exposition s’appuie avant tout sur la présence physique des œuvres de Niki de Saint Phalle et de Jean Tinguely, et même, en introduction, sur celles de Pontus Hulten, qui avait une pratique artistique avant d’y renoncer, dit-on, suite à sa rencontre en 1954 avec Tinguely. »

 

Aborder le parcours de deux artistes sous l’angle de leurs liens avec un homme de musée est une proposition originale, mais tout à la fois, cette approche s’imposait avec une certaine évidence.

Sophie Duplaix, commissaire de l'exposition

 

C’est alors qu’il découvre les Automates et reliefs mécaniques de Tinguely à la galerie Arnaud à Paris et qu’il perçoit l’enjeu du mouvement comme l’écriture d’une nouvelle avant-garde. « Le mouvement en art rompt avec une conception statique du monde et de la société […] cet art illustre l’anarchie pure dans ce qu’elle a de plus beau », écrit-il en 1961 à l’occasion de son exposition fondatrice « Rörelse i konsten (Le mouvement dans l’art) » au Moderna Museet à Stockholm.

Auteur d'une thèse sur Vermeer et Spinoza, le Suédois demeure marqué par l'esprit de Dada, du Bauhaus, de Marcel Duchamp et par les idées anarchistes de Pierre Kropotkine (1842-1921) lorsqu'il prend la direction du Moderna Museet de Stockholm en 1958. Il envisage les collections dans une approche pluridisciplinaire comme l'avait fait Alfred Barr au MoMA à New York et conçoit le musée comme lieu de vie, influencé en cela par Willem Sandberg à la tête du Stedelijk Museum d'Amsterdam.

 

Je suis convaincu que, pour vivre, [les musées] ne doivent plus être seulement des lieux d'exposition, mais aussi des lieux de création, ouverts au grand public et alignés sur la vie.

Pontus Hulten

 

« Exit le “musée-visite” consacré au culte des objets » comme il le revendiquait, pour ensemencer un territoire fécondé par les arts pluriels, où les œuvres font événement et où les visiteurs sont mobilisés. « Je suis convaincu que, pour vivre, [les musées] ne doivent plus être seulement des lieux d'exposition, mais aussi des lieux de création, ouverts au grand public et alignés sur la vie », partage-t-il en 1975 dans la revue L'Arc. Il vient de prendre la direction en 1973 du département des arts plastiques dans le cadre de la préfiguration du futur Centre Pompidou, qui ouvrira ses portes en 1977.

S'attaquer à l'ordre établi

L’enjeu du public est fondamental dans son projet de « musée populaire et pourtant savant », comme le qualifie Bernadette Dufrêne dans le catalogue de l’exposition, qu’il a déjà mis en œuvre à Stockholm en adaptant les horaires d’ouverture (de 12 h à 22 h), montant des expositions ludiques et transversales, publiant de véritables catalogues accessibles (un dollar pour celui sur l’exposition Andy Warhol au Moderna Museet en 1968) et faisant intervenir ce public.

 

Sophie Duplaix insiste : « La dimension participative est essentielle dans l’histoire de ce trio. On peut en trouver la source dans l’esprit anarchiste qu’ils partageaient. Dès son adolescence, Tinguely s’intéresse à cette idéologie politique. De son côté, Pontus Hulten est imprégné de lectures sur le sujet. Lorsque les deux hommes se rencontrent, c’est un terrain d’entente évident, qui donne lieu à d’innombrables conversations. Quant à Niki de Saint Phalle, elle se situe clairement du côté de la rébellion, voire de la révolte : contre son milieu qu’elle juge hypocrite et sclérosé, contre le rôle assigné aux femmes dans la société, contre un art cultivé et convenu. D’où la fertilité des échanges entre les trois protagonistes, qui vont non pas revendiquer un engagement politique au sens strict, mais exprimer avec force leurs convictions dans l’art. »

 

La dimension participative est essentielle dans l’histoire de ce trio. On peut en trouver la source dans l’esprit anarchiste qu’ils partageaient.

Sophie Duplaix, commissaire de l'exposition 

 

Une utopie émerge : l’art peut changer les individus, à défaut de changer le monde. Les Nanas ultra colorées répondent aux machines noires de bric et de broc dans des installations dont certaines sont éphémères, que ce soit l’Hommage à New York de Tinguely exposé en 1960 dans le jardin du MoMA, qui s’autodétruit, ou Hon – en katedral (Elle – une cathédrale) que décrit Sophie Duplaix.

 

« Invités à Stockholm en 1966 par Hulten au Moderna Museet, Saint Phalle et Tinguely, avec l’artiste suédois Per Olof Ultvedt, y construisent une énorme Nana pénétrable occupant le volume entier d’une grande salle, et dans laquelle se trouvent toutes sortes d’attractions : un toboggan, une galerie de fausses peintures, un petit cinéma, un "banc des amoureux", un distributeur de boissons… Le public est conquis par la dimension ludique de cette œuvre, qui désigne le musée non pas comme le lieu du savoir impliquant le recueillement, mais comme un espace de liberté où l’on peut apprendre tout en s’amusant. » Seule la tête a été sauvegardée. Entre achats et donations, le Moderna Museet possède cent soixante œuvres du couple.

Autre moment de liesse pour l’année d’ouverture du Centre Pompidou, avec une installation qui se prolonge à l’extérieur du Forum jusque sur la Piazza : Le Crocrodrome de Zig & Puce, une œuvre collective créée sous la direction de Tinguely avec Joseph « Seppi » Imhof, Bernhard Luginbühl, Niki de Saint Phalle, Rudolf Tanner, Jean Tinguely, Rico Weber et Paul Wiedmer.

 

« Il est certain qu’il ne serait plus envisageable de nos jours d’offrir au public le spectacle d’un Crocrodrome en plein cœur de l’institution muséale — ce qui faisait partie de la proposition —, avec les artistes faisant des acrobaties pour souder la structure ou utilisant des bombes de peinture un peu toxiques ! C’était en effet aussi l’époque où les frontières de l’art se déplaçaient, où s’engageaient beaucoup de projets collaboratifs, parce que cela faisait sens dans ce contexte », confie Sophie Duplaix. Une prise de pouvoir joyeuse au sein d’une institution voulue par le président Georges Pompidou, une façon de s’attaquer à l’ordre établi en une vague déferlante et débordante, emportant avec elle les frontières du bâtiment.

 

« Pontus Hulten avait une approche collaborative et non hiérarchique, en mettant au plus haut la créativité et la connaissance », relève Stina Gromark, graphiste, enseignante et commissaire de l’exposition « Keep smiling » à l’Institut suédois, qui illustre la part importante de l’apport de Hulten au monde de l’imprimé, affiches et catalogues confondus.

« Pontus a été un mentor pour Jean »

Cette amitié était colorée d’admiration.Pontus Hulten considérait Tinguely comme « l’homme le plus intelligent […] jamais rencontré », tandis que Niki de Saint Phalle jugeait de son côté que « Pontus a été un mentor pour Jean. Il possédait une connaissance profonde des concepts essentiels de l’art du 20siècle ».

 

Un véritable catalyseur qui fait jouer à Tinguely le rôle d’un policier dans son film En dag i staden (Un jour dans la ville), co-réalisé en 1955 avec Hans Nordenström, nomme les « méta-sculptures » de Tinguely, multiplie les rétrospectives des deux artistes et récupérera à Stockholm Le Paradis fantastique, une co-création pour le toit-terrasse du pavillon français dans le cadre de l’exposition universelle à Montréal en 1967.

 

Pontus a été un mentor pour Jean. Il possédait une connaissance profonde des concepts essentiels de l’art du 20siècle.

Niki de Saint Phalle

 

« Aujourd’hui, le Centre Pompidou entre dans sa phase de métamorphose. Il ne s’agit pas d’être nostalgique, mais de tirer parti des expériences des débuts de l’institution, placés sous le signe de la liberté et des utopies. Pontus Hulten incarne cet élan, cette vitalité, qui a fait du Centre pendant des années un lieu d’exception. Il faut apprendre à se réinventer pour l’horizon 2030, date de notre réouverture, en absorbant à la fois l’histoire extraordinaire de l’institution tout en s’adaptant à une société nouvelle. C’est une perspective stimulante ! », conclut Sophie Duplaix. ◼

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