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Bruno Latour : « Les crises écologiques nous obligent à une recomposition totale de tous nos modes de vie. »

Si le 20e siècle commençant avait été plein de foi et d’espérance en l’avenir, le 21e siècle, marqué par les bouleversements climatiques, est lui empreint de scepticisme, voire de découragement. Le « futur » a-t-il changé de nature ? Comment la conception même de futur a-t-elle évoluée ? En 2008, à l'occasion de l'exposition « Le futurisme à Paris, une avant-garde explosive », le philosophe Bruno Latour, récemment disparu, évoquait d'éclairantes pistes de réflexion.

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Nous avons clairement changé de futur (et donc aussi de passé). Les futuristes nous semblent aussi éloignés que les révolutionnaires rassemblés pour la Fête de la Fédération le 14 juillet 1790. Vous savez, on a constamment changé de futur. Par exemple, les révolutionnaires scientifiques comme Newton, ceux qui participaient vraiment à la révolution scientifique, avaient le sentiment de revenir au passé, de retrouver les secrets des Anciens et pas du tout d’ouvrir un « avenir radieux ». C’est d’ailleurs la première grande image de la révolution : celle des astres, le retour du même. Autre exemple : les premiers chrétiens ont mis près d’un siècle avant de changer de futur, eux aussi, et de passer d’une idée radicale de la « fin des temps » à une idée entièrement différente : une façon nouvelle d’habiter un monde qui n’allait pas finir.

 

Donc, quand on se plaint que l’humanité aurait perdu le goût du futur, on oublie qu’il n’y a jamais eu deux siècles qui aient eu le même futur. Nous ne pouvons pas imaginer ce que pouvaient penser des temps futurs ceux qui ont vécu avant 1914, avant la Grande Guerre. Pour nous la rupture est totale : un abîme nous sépare d’eux. Ce qui paraît si totalement invraisemblable chez les futuristes, c’est leur enthousiasme technique, leur éloge de la guerre mécanisée de 1914, leur volonté de faire table rase du passé : aujourd’hui nous sommes dans la précaution, le patrimoine, l’éloge de la paix, l’incertitude généralisée sur ce qu’il faut conserver et ce qu’il faut changer. Est-ce mieux ? Oui sans aucun doute. Quand on voit la politique des futuristes, on a le droit de s’interroger sur le futur qu’ils promettaient…

 

Nous sommes passés du temps du temps au temps de l’espace.

Bruno Latour


Il y a, il faut le reconnaître, quelque chose d’écrasant dans le changement total que nous avons connu entre la fin du siècle dernier et aujourd’hui (un autre changement dans une suite de changements, bien sûr) : nous sommes passés du temps du temps au temps de l’espace. Je m’explique : pendant la période qui va du début du 19e à la fin du 20e, la flèche du temps avait une direction précise qui permettait à chaque époque de remplacer la précédente. Le mot « remplacer » est essentiel : c’est ce qui permettait de rejeter la période précédente comme « archaïque » ou encore comme « dépassée ». Les futuristes jouent à fond de ce registre. C’est aussi ce qui permet de définir l’avant-garde en art et l’avant-garde en politique. Cela c’était le temps du temps.

Maintenant nous sommes dans le temps de l’espace : toutes les époques sont simultanément présentes, et aucune ne remplace les autres. La religion était derrière nous ? La voilà aussi bien devant que dessus et dessous. Les famines et les épidémies étaient derrière nous ? Les voilà devant nous et à côté de nous aussi bien. Par conséquent distribuer les positions en fonction de la seule flèche du temps qui irait des archaïsmes à dépasser vers les avenirs radieux n’a plus aucune espèce de sens. C’est pour cela qu’aux métaphores historiques, temporalisées, se substituent de plus en plus des métaphores spatiales, géographiques, architecturales. Cela est particulièrement net chez Peter Sloterdijk qui est, en quelque sorte, l’anti-futuriste par excellence… Seulement, ce n’est pas facile de changer aussi radicalement de métaphore vitale, d'abandonner la flèche du temps, le confort de pouvoir traiter d’archaïque ou de « dépassé » tel ou tel comportement, tel ou tel objet. Plus rien n’est dépassé… C’est pourquoi je dis qu’au temps du temps nous avons substitué le temps de l’espace. Ou si vous voulez, au temps du dépassement celui de la cohabitation.

 

Maintenant nous sommes dans le temps de l’espace : toutes les époques sont simultanément présentes, et aucune ne remplace les autres.

Bruno Latour


C’est ce qui explique ce sentiment d’engluement que ressentent ceux qui sont « encore » (mais si je dis cela, j’utilise la métaphore dépassée du dépassement !) dans l’archaïque flèche du temps (par exemple les futuristes). Or, on se trompe tout à fait si l’on croit que, sous prétexte qu’on a changé de futur, l’histoire est finie. C’est le grand paradoxe de l’époque actuelle : elle est vraiment totalement révolutionnaire et infiniment plus que ne le croyaient les révolutionnaires en architecture, en art, en science et en politique. Les crises écologiques nous obligent justement à une recomposition totale de tous nos modes de vie jusque dans les détails les plus infimes : les fibres de nos habits, les pots d’échappement de nos voitures, les vitres de nos maisons… Et c’est justement au moment de ce grand chambardement que les bons apôtres se lamentent sur « l'abandon des idéaux révolutionnaires » et la « fin du futur » ! Pourquoi ? Mais parce que c’est une révolution du détail et pas de la totalité ! Une révolution de la précaution et du soin… absolument le contraire de ce qu’imaginaient les avant-gardes et les « révolutionnaires ».

 

Les crises écologiques nous obligent justement à une recomposition totale de tous nos modes de vie jusque dans les détails les plus infimes.

Bruno Latour


De toute façon, il faut un grand travail intellectuel et artistique pour être « de son temps » et pour reconnaître les signes du futur. La plupart du temps, nous ne sommes pas de notre temps mais d’un autre : regardez les futuristes là encore ; quelle sanglante ironie : ils veulent tout balancer, faire table rase ! Ah ! pour cela, la réussite fut écrasante : l’Europe devint un champ de ruines… Personne ne s’est plus magistralement trompé sur le sens du futur. En général d’ailleurs les Modernes sont de très mauvais canaris (vous savez ces canaris qu’on mettait dans les mines pour sentir le grisou d’avance ?) : ils réagissent toujours à côté, ils s’affolent trop vite ou pas assez. Forcément, nous n’avons jamais été modernes, et donc tous les discours effrayés sur la fin de la modernité, la perte de l’idée de progrès, la fin des espérances, etc. tombent exactement aussi à faux que les annonces à son de trompettes sur les nouvelles révolutions technologiques.


Le plus amusant, c’est qu’au moment où il faut tout chambouler, certains veulent maintenant décroître et disparaître, se faire tout petits, et ne laisser aucune footprint sur la terre. Au moment même où il faut la transformer de fond en comble puisqu’elle a été déjà transformée, mais mal. La transfiguration de la Terre déjà transformée par les sciences, les techniques et les marchés, voilà qui nous donne non pas un futur, mais tout un carquois de flèches du temps. Mais ne comptez pas trop sur les futuristes pour viser la bonne cible. ◼