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Kenny Dunkan, artiste : « Il n'y a que dans l'art où je trouve une réelle sensation de liberté. »

Kenny Dunkan met en œuvre un art nourri de ses racines, de la couture familiale aux objets industriel, dans lequel le corps devient manifeste et le vêtement, revendication. Son parcours entre la Guadeloupe et Paris l'entraîne entre rêve et désillusion ; son œuvre à la fois intime et profondément politique interroge les identités multiples et les héritages postcoloniaux. Pour le Centre Pompidou, l'artiste propose plusieurs ateliers pour les enfants et leurs familles, en lien avec l'exposition « Paris noir ». Rencontre.

± 4 min

La silhouette élancée de Kenny Dunkan contraste avec le plafond bas de l’atelier des enfants du Centre Pompidou. L’artiste plasticien, né en 1988 à Les Abymes, en Guadeloupe, y propose un atelier directement inspiré du carnaval caribéen, pour les enfants de 3 à 5 ans, en écho à l’exposition « Paris noir ». On le retrouve également les 17 et 18 mai lors de l'événement festif « Viens avec nous » au Centre Pompidou.

Couture et design comme imaginaires

De son propre aveu, Kenny Dunkan n’a jamais vraiment choisi l’art : il s’y glisse dès l’enfance. « J’ai toujours su, dès mon plus jeune âge, que je voulais exercer un métier créatif », confie‑t‑il d’un ton réfléchi. À 6 ans, il veut être couturier, suivant l’exemple de sa grand‑mère et de sa mère ; très manuelles, ces deux femmes transforment et détournent des vêtements à l’aide de leur machine à coudre et au gré de leurs envies. « Le carnaval, c’est une vraie démonstration de savoir‑faire ; des objets de récupération mélangés avec des plumes d'autruche et des perles, qui se fondent dans un tout extrêmement complexe. Cette façon de détourner les objets m’inspire énormément. » Une sensibilité au geste et à la matière qui irrigue chacune de ses œuvres.

 

Le carnaval, c’est une vraie démonstration de savoir‑faire. Cette façon de détourner les objets m’inspire énormément.

Kenny Dunkan, artiste

 

Plus tard, à 11 ans, il découvre le magazine de design et d'architecture AD à la caisse d’un magasin de bricolage ; ses pages de papier glacé lui ouvrent des univers. L’adolescent rêve devant des photographies du Marshmallow sofa ou de la Coconut chair, découvre le design, la manière d’habiter l’espace, et y puise ses futures inspirations artistiques.

 

Vers Paris, rêves et désillusions

À 18 ans, Kenny s’envole pour Paris ; un rêve. Un an plus tôt, ses parents lui ont offert un voyage d’inspiration dans la capitale, avant son baccalauréat. « J'ai gardé un plan de Paris que j'avais pris aux Galeries Lafayette dans lequel j'avais entouré toutes les écoles d'arts appliqués ; Boulle, Duperré, Estienne… Je dormais avec ce plan sous mon oreiller. » Il intègre l’École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d'art Olivier de Serres, puis les Arts décoratifs, section Art‑Espace. Il fait ses classes auprès des décorateurs du show de télé-crochet « Star Academy », apprend à concevoir des « écrins pour le regard », avant de rejoindre les Arts déco.

 

Il vit d’ailleurs à côté du Centre Pompidou ; « C’était comme un rêve. J’avais le Centre Pompidou juste à côté. J’allais voir les expos ou je montais dans la Chenille, seulement pour regarder le ciel de Paris. »

 

À mon arrivée, j’étais insouciant… et noir. Aux Caraïbes, on ne se rend pas compte, mais ici, j’ai dû m’adapter. J’ai cherché à gommer tout ce qui me rattachait à la Guadeloupe.

Kenny Dunkan

 

Mais la « ville lumière » se révèle à double tranchant : « C’est une ville ultra violente, dit‑il. À mon arrivée, j’étais insouciant… et noir. Aux Caraïbes, on ne se rend pas compte, mais ici, j’ai dû m’adapter. J’ai cherché à gommer tout ce qui me rattachait à la Guadeloupe. » Le jeune étudiant se met alors à jouer sur les apparences, avec les vêtements, la mode, à rechercher la standardisation d’objets du quotidien.

La transe‑performance du Trocadéro ; une déclaration d’amour et de rage

La performance UDRIVINMECRAZ (« Tu me rends fou », en argot américain), réalisée sur l'esplanade du Trocadéro, marque un tournant et montre toute l’ambivalence de l’artiste face à une ville de rêves et de désillusions. Habillé d’une veste de dix‑sept kilos, brodée de deux mille cinq‑cents porte‑clés en forme de tour Eiffel – achetés auprès des mêmes fournisseurs que les vendeurs à la sauvette – et présentée au salon de Montrouge, Kenny Dunkan danse face à la Dame de fer.

 

C’était une transe pour Paris, un hommage à la ville, mais aussi une façon de dire : je suis là, jeune homme noir, en train de danser face à la tour Eiffel. 

Kenny Dunkan, artiste

 

« C’était une transe pour Paris, un hommage à la ville, mais aussi une façon de dire : je suis là, jeune homme noir, en train de danser face à la tour Eiffel. » Cette transe‑performance de plus de huit minutes illustre la manière dont Kenny Dunkan utilise son corps et des objets du quotidien pour questionner les constructions identitaires et les dynamiques postcoloniales dans l’espace urbain contemporain. « Avec les vendeurs à la sauvette tout autour, c’était extraordinaire, se rappelle l’artiste. Un morceau de veste avec des tours Eiffel dépassait de la valise et deux d’entre eux m’ont dit : "Attention mon frère, tu as des tour Eiffel qui tombent, là." »

 

La mode comme vecteur de revendications

Le vêtement, pour Kenny Dunkan, représente bien plus qu’un ornement : c’est un manifeste. « C’était une recherche d’émancipation, d’affirmation de soi. Aux Antilles, on ne porte qu’un t‑shirt et un short ; ici, je découvrais les saisons, les superpositions. » Très vite repéré dans la rue par des photographes de street‑style, il devient mannequin, rejoint une agence, fait partie d’une campagne pour la marque italienne Benetton. Il comprend le pouvoir du style sur la perception, et s’en empare.

 

Dans son travail plastique, les matériaux pauvres – écrous, plastique, objets de quincaillerie – deviennent joyaux. « C’était comme un trésor, comme les enfants qui gardent un objet brillant dans une boîte. » Lui‑même conserve au fond d’un tiroir quelques clous ; « Je les trouvais beaux. Je savais que c'était dangereux, que je n'avais pas le droit de jouer avec, que ça appartenait au monde des adultes. » Cette poétique du rien, transfigurée, constitue la trame de toute son œuvre.

 

Cette poétique du rien, transfigurée, constitue la trame de toute son œuvre.

 

En 2021, pour l’exposition « Keep Going » à la Galerie des Filles du Calvaire, il expose l’intégralité de son dressing personnel : manteaux, chemises, chaussures, chapeaux… Un acte de mise à nu symbolique. Le vêtement y est perçu comme surface d’émancipation autant que masque social.

 

L’art, comme lieu de liberté

Lauréat du prix Adagp lors du soixantième salon de Montrouge, Kenny Dunkan est également pensionnaire de la Villa Médicis en 2016 ; « C’était les trois cent cinquante ans de la Villa. Ça m’a permis de mettre en place tout un vocabulaire plastique lié à l’espace, et à l’histoire. » Exposé dans plusieurs galeries, en France comme à l’international, Kenny Dunkan s’affirme désormais comme un artiste incontournable. Et total : il travaille l’espace, la vidéo, le son, l’installation monumentale. « L’histoire est complexe, de là où je viens. Je veux pouvoir tout être à la fois. Il n'y a que dans l'art où je trouve une réelle sensation de liberté. »

 

L’histoire est complexe, de là où je viens. Je veux pouvoir tout être à la fois. Il n'y a que dans l'art où je trouve une réelle sensation de liberté.

Kenny Dunkan, artiste

 

Aujourd’hui, il revient au dessin, envisage la peinture. Pour lui tout est fluide ; de la Guadeloupe à Paris, de l’enfance à l’âge adulte, de l’intime au politique. « Le chaos est beau quand on en conçoit tous les éléments comme également nécessaires », écrivait le poète antillais Édouard Glissant. Une filiation que revendique Kenny Dunkan ; « C'est aussi ça l'esprit de l’endroit où je suis né, il y a tout à la fois, tout est contradictoire. » ◼