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IA, NFT : Vera Molnár, vers l'avant-garde et au-delà

Dès les années 1960, Vera Molnár explorait les possibilités infinies de l'art assisté par ordinateur. Quelques mois avant sa disparition fin 2023 à l'âge de 99 ans, elle travaillait à de nouvelles œuvres générées grâce à... l'intelligence artificielle. Alors que le Musée national d'art moderne présente « Parler à l'œil », un ample accrochage de son travail, Paul Mouginot alias aurèce vettier, qui a collaboré avec la plasticienne, raconte l'extraordinaire créativité d'une infatigable pionnière.

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Au cours du siècle qu'elle a traversé, et jusqu'à son ultime souffle, Vera Molnár s'est maintenue dans une authentique « joie créative », pour reprendre les mots de son biographe Vincent Baby*. Pour s'en convaincre, il suffisait de lui rendre visite à la maison de retraite du 14e arrondissement où elle résidait. Loin d'un lieu où l'on attend la mort, c'était un bel atelier d'artiste, une nouvelle étape dans son parcours : un pot de cornichons sur la table de chevet, de nombreux croquis et études épinglés sur les murs, une bibliothèque foisonnante, des formes géométriques partout, et ses fameux Journaux Intimes en perpétuelle évolution sur sa table de travail (ils seront exposés dans l'accrochage « Parler à l'œil », ndlr). Étonnamment cependant, alors qu'on la présente souvent comme la reine du code, ou en tout cas comme une figure tutélaire de l'art généré par ordinateur, aucune machine informatique n'était présente. Est-ce si surprenant ? Si elle a effectivement codé durant plusieurs années, Vera Molnár a surtout su comprendre en profondeur les possibilités offertes par les technologies émergentes et les confronter à sa connaissance pointue de l'histoire de l'art. Sa pratique l'a alors amenée à s'inscrire dans un dense rhizome temporel et intellectuel : ses œuvres comportent ainsi de nombreux hommages à Albrecht Dürer, Paul Cézanne, Claude Monet, Piet Mondrian, Paul Klee or encore Jean-Baptiste Chardin, plaçant donc son travail novateur à l'intersection de plusieurs branches fertiles de l'histoire de l'art.

 

Vera Molnár a su comprendre en profondeur les possibilités offertes par les technologies émergentes et les confronter à sa connaissance pointue de l'histoire de l'art.


Encouragée à son arrivée à Paris en 1944 par Sonia Delaunay, Molnár a aussi établi des relations fortes et fécondes avec les artistes de son temps, tels que François Morellet, Victor Vasarely, Aurelie Nemours ou encore Max Bill, pour ne citer qu'eux. Elle participe notamment aux travaux du Groupe de recherche d’art visuel (Grav), et fonde le groupe Art et Informatique en 1967. Ayant la chance de voyager dans le monde entier, elle visite dans les années 1960 et 1970 le MIT ou les laboratoires Bell, et explore un vaste champ de possibilités technologiques et créatives offertes par les premiers ordinateurs. À l'instar d'une ingénieure, lorsqu'il lui manque une compétence dans l'exploitation de ces machines complexes ou des premiers traceurs, elle sait l'acquérir elle-même, ou s'entourer d'assistants, d'experts qui l'aident à projeter dans le réel les formes multiples de ses Journaux Intimes.

 

À l'orée de ses cent ans, Vera Molnár n'a aucunement perdu de cette curiosité et de cet enthousiasme à créer des ponts entre les pratiques. Sous le regard bienveillant de Vincent Baby et de quelques « molnariens », elle se lance dans plusieurs aventures et collaborations artistiques enthousiasmantes.


À l'orée de ses cent ans, Vera Molnár n'a aucunement perdu de cette curiosité et de cet enthousiasme à créer des ponts entre les pratiques. Sous le regard bienveillant de Vincent Baby et de quelques « molnariens », elle se lance dans plusieurs aventures et collaborations artistiques enthousiasmantes : l'exploration de nouvelles techniques visuelles avec Joannie Lemercier, de nouveaux médiums numériques tels que les NFTs, dont la série Themes and Variations, la réactivation de plotters (un dispositif d'impression informatique pour les impressions graphiques en mode trait, ndlr) avec Julien Gachadoat, ou encore le déploiement avec mon studio, aurèce vettier de AD.VM.AV.IA, un ensemble de seize travaux générés en collaboration avec une intelligence artificielle.

Intelligence artificielle. Une technologie désormais sujet de toutes les conversations, une nouvelle manière, plus implicite, d’interagir avec la machine, que Vera Molnár connaît depuis les années 1980 au moins : ses œuvres ont, en effet, illustré des posters de conférences universitaires traitant de ce sujet. La mise en œuvre de l'intelligence artificielle dans la création artistique est un processus éminemment hybride et particulièrement adapté à l'approche de Molnár et de sa Machine Imaginaire (1959). C'est, en quelque sorte le fruit de multiples allers-retours entre le monde réel et celui de l'imaginaire et des données. Le travail a ainsi débuté par un échange poétique avec Vera Molnár autour de la gravure Melencolia (1514) d'Albrecht Dürer, et en particulier du polyèdre si singulier qu'elle comporte. « Et si nous nous placions dans la gravure, derrière ce polyèdre ? Quelle serait la forme géométrique de sa face cachée ? Et quels paysages voyons-nous, de l'autre côté ? » Bien entendu, un mathématicien a déjà la réponse : cette forme bien que complexe, est bien connue. Ce n'est évidemment pas le sujet. En revanche, par ses capacités d'absorption de données, de digestion et de création d'une sorte de quintessence d'un jeu de données, voire d'« hallucination », l'intelligence artificielle est apparue comme un outil particulièrement pertinent pour partir à l'aventure.

 

Intelligence artificielle. Une technologie désormais sujet de toutes les conversations, une nouvelle manière, plus implicite, d’interagir avec la machine, que Vera Molnár connaît depuis les années 1980 au moins.


La première étape a donc consisté à « nourrir » la machine, en sélectionnant soigneusement avec Vera Molnár, des croquis et des gravures d’Albrecht Dürer tombées dans le domaine public, en numérisant certaines gravures de la collection d'aurèce vettier — notamment des œuvres du moine jésuite Olfert Dapper. Ensuite, de retour à mon atelier, il m'a fallu affiner — ou fine-tuner en anglais — un modèle d'intelligence artificielle dit « de diffusion » permettant de passer du texte à l'image, en utilisant les importantes capacités de calcul informatique offertes par les dernières générations de cartes graphiques. Une fois le modèle prêt, en utilisant des descriptions du polyèdre et l'instruction de se placer à l'arrière de ce dernier, il fut possible d'utiliser cette intelligence artificielle sur mesure pour générer soixante-quatre propositions initiales de « simili-gravures ». Ces soixante-quatre propositions ont été ensuite imprimées, puis seize d'entre elles ont été sélectionnées conjointement sur la base de critères esthétiques purement subjectifs, dans la plus pure tradition molnarienne, et co-signées.


Enthousiasmée par le projet et ses résultats, au milieu d'une session de travail, Vera s'arrête net pour partager ce conte : « Un empereur chinois ordonne au peintre le plus talentueux de son royaume de représenter son coq favori, qui vient de mourir. Il lui donne trois mois. Lorsque le délai est écoulé, l'empereur rend visite au peintre, mais le portrait n'est pas prêt. Alors qu'il s'apprête à le sanctionner sévèrement, le peintre sort une feuille de papier et dessine, avec une précision exceptionnelle, le profil du coq tant aimé. La colère de l'empereur explose, car le peintre aurait largement eu le temps de faire le portrait, or il n'est pas prêt. Il lève son arme sur le peintre, mais ce dernier ouvre une immense armoire, remplie d'une infinité de croquis et d'études du coq en question. L'empereur comprend immédiatement la quantité d'entraînement qu'il a fallu pour réaliser ce portrait, et l'invite dans son palais pour terminer le tableau. » Si elle n'a pas codé au cours de cette collaboration, Vera Molnár démontre ainsi en quelques secondes sa parfaite compréhension des enjeux liés à l’entraînement d’une intelligence artificielle : pour obtenir des résultats convaincants, voire surprenants, il faut un grand volume de données soigneusement choisies, d’excellente qualité.

 

Au cours du siècle qu'elle a traversé, la jeune professeure hongroise d'esthétique et d'histoire de l'art est ainsi devenue une pionnière mondiale de l'art généré par ordinateur, lui offrant ses premières lettres de noblesse.


Au cours du siècle qu'elle a traversé, la jeune professeure hongroise d'esthétique et d'histoire de l'art est ainsi devenue une pionnière mondiale de l'art généré par ordinateur, lui offrant ses premières lettres de noblesse. La branche de l'histoire de l'art qu'elle a contribué à développer continue de se ramifier, par le travail de nombreux artistes qui lui rendent hommage, et qu'elle a souvent encouragé. Alors que nous nous apprêtons à quitter la pièce, Vera m'offre un ultime cadeau, teinté de cet humour si caractéristique des pays d'Europe de l'Est. Entrouvre-t-elle la porte vers la source de ce « 1% de désordre », de cette « vulnérabilité de l'angle droit » (titre d’une exposition personnelle à la galerie Berthet-Aittouarès en 2016, ndlr), vers une forme d'émotion au cœur de l'abstraction géométrique, vers un indice sur son rapport personnel à sa propre œuvre et à la mort ? En tout cas son œil est malicieux, et un sourire apparaît au coin de ses lèvres : « Tu sais, j'avais prévu de mourir en mai, mais je pense que je vais reporter un peu…» ◼