Deux arbres

C'est à Genève alors qu'il visite une exposition des chefs-d'œuvre du Prado que la déclaration de la guerre surprend Matisse. Annulant le voyage projeté à la Martinique, l'artiste s'installe pour quelques mois à l'auberge Saint-Pierre à Rochefort-en-Yvelines. Depuis sa retraite, il observe le début de l'exode et témoigne du climat qui règne sur la capitale : « l'hotel-auberge est juste en bordure de la route de Chartres. J'assiste à un défilé constant depuis trois semaines de voitures chargées de literie... Paris où je vais tous les cinq ou six jours est vide et sinistre. Ceux qui restent courent comme des rats noirs, la boîte à masque au côté...»1. Malgré ce contexte, Matisse s'astreint à un travail quotidien sur le motif dans la forêt de Rambouillet avoisinante : « Comme je suis entouré de forêts, j'ai de quoi dessiner des feuilles et même des arbres »2.

Les deux études d'arbres du MNAM furent exécutées durant ces séances, ce qu'atteste au dos de l'une d'elle l'inscription « Roche en Yvelines ». Elles appartiennent à un même carnet et conservent chacune à son verso la légère empreinte en creux d'un autre dessin : le portrait d'une jeune femme portant un nœud ou un jabot que l'on peut identifier comme représentant Lydia Delectorskaya, assistante de l'artiste à cette époque et à l'occasion son modèle, et l'étude d'une plante ou de fleurs.

Les arbres au recto, tracés d'une ligne courbe et sinueuse insistant sur les ramifications des branches et le feuillage en panache, sont présentés coupés au niveau du tronc et de la cime. On peut les rapprocher au plan stylistique des croquis réalisés en 1930 tels Paysage de Tahiti ou Vue sur la mer qui traitent le motif des arbres d'une manière similaire. Cette filiation analogique se matérialise à travers l'utilisation répétée du carton de la tapisserie Tahiti, inspirée de l'eau-forte Les Fenêtres3, en arrière plan de toiles majeures de la décennie : Corselet sur fond de « Tahiti », La Blouse bleue, Esquisse, nu debout et le peintre, La Blouse verte.

Ce fragment de paysage océanien prend ainsi, de toile en toile, le caractère d'un schéma récurrent. Ici, c'est à l'occasion d'études sur le motif que ressurgit ce graphisme idéal. Par ailleurs, l'association recto-verso de l'arbre et du visage renvoie aux compositions avec jeune femme et végétation — philodendrons géants, substituts à la nature tahitienne — qui dominent la peinture des années trente. A partir de 1939, cette figure du style matissien se divisera pour permettre l'exploration de chacune de ses composantes. Et, à la suite des études de Rochefort-en-Yvelines, Matisse entreprendra une recherche systématique sur « le dessin de l'arbre ».

Anne Baldessari

Notes :

1. Cf. Pierre Schneider, Matisse, Paris, Flammarion, 1984, p. 737 (lettre à Simon Bussy, 23 septembre 1939).

2. Ibid.

3. Cf. Lydia Delectorskaya ... L'Apparente facilité..., Henri Matisse (peintures de 1935-1939), Paris, Adrien Maeght éd., 1986, pp. 145-155 et Cahiers Henri Matisse 1, op. cit., p. 83

Source :
Extrait du catalogue Œuvres de Matisse, catalogue établi par Isabelle Monod-Fontaine, Anne Baldassari et Claude Laugier, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1989