Saul Steinberg, l'œil du siècle
De Saul Steinberg, on a vu passer les couvertures du mythique New Yorker. On repère tout de suite le trait aigu avec lequel il campe ses personnages, la perspective cavalière de ses paysages urbains, mais surtout on retient l’esprit acéré. Un dessin de Steinberg, c’est toujours plein d’esprit. L’artiste est un immigré roumain, né en 1914, étudiant l’architecture en Italie, fuyant le fascisme et incarnant progressivement une certaine image de la société américaine. Par son travail de grand reporter, de dessinateur de presse et d’illustrateur, il réussit à saisir ce qui fait le sel de son pays d’accueil et à forger un portrait de l’Amérique. Sa Vue du monde depuis la 9e Avenue l’a ainsi rendu célèbre. Cette couverture du New Yorker de mars 1976 est un paysage : au premier plan, Manhattan avec son quadrillage de rues ; ensuite une perspective fantaisiste qui permet d’enjamber l’Hudson River, de survoler quelques États semi-désertiques, l’Océan pacifique, pour aboutir à la Chine, au Japon et la Russie comme points d’horizon. S’agit-il d’une image humoristique ? D’un paysage mental ? Le fait est que cette couverture de magazine est imprimée en poster et largement diffusée à travers le monde. Un peu comme le Boléro de Ravel qui tapait sur le système de son compositeur, le succès est tel que Steinberg déclare ne pas vouloir en être réduit à « l’homme qui a fait cette affiche ». Les œuvres présentées au Centre Pompidou sont ainsi l’occasion d’aller creuser « entre les lignes », de voir plus loin et d’approcher ce qui fait cet esprit si caractéristique.
L'ensemble est exceptionnel. Don de la Fondation Steinberg au Musée, Art Viewers est l’un des derniers murals de l’artiste : fragiles, très peu ont été conservés et ils voyagent difficilement. Anne Montfort-Tanguy et Valérie Loth, les commissaires de l'exposition, expliquent comment, grâce aux équipes du Centre Pompidou, elles ont pu reconstituer une œuvre restée dans des caisses depuis les années 1960 : « Art Viewers a été réalisée à Paris pour la galerie Maeght Lelong en 1966, puis démontée et renvoyée à l’artiste. Elle n’avait jamais été exposée depuis, et il n’existait pas de photo panoramique qui nous aurait donné une idée précise de la totalité de la fresque. Sheila Schwartz, directrice de recherche à la Fondation Steinberg, nous a présenté des essais de reconstitution. La centaine de pièces qui composent le mural était rangée dans différentes boîtes. C’est devenu une obsession pour nous. Nous étions face à un puzzle géant. Les quelques photos où l’on voit Steinberg posant face à son travail nous ont permis d’avancer un peu. »
Parmi la centaine de pièces qui composent la fresque murale, on retrouve beaucoup de motifs chers à l’artiste : les cartes postales, les phylactères avec les écritures gribouillées, la table de travail, la pyramide, le S, les hauts talons.
Anne Monfort-Tanguy, commissaire de l'exposition
L’œuvre a initialement été conçue comme un prolongement de l’espace d’exposition. Elle faisait face à la vitrine de la galerie et était encadrée par deux murs remplis de tableaux. Quand Maeght l’invite à Paris, Steinberg est une personnalité reconnue des arts graphiques. Il joue avec les supports, le collage, la photographie, la peinture ; il déborde le cadre de l’édition illustrée. Quelques années auparavant, l’artiste a réalisé un mural long de soixante-treize mètres sur des panneaux imprimés pour le pavillon américain de l’Exposition universelle de Bruxelles. Ce vaste panorama des États-Unis, intitulé The Americans, où l’on voit une kyrielle de personnages en papier découpé agrafés sur le paysage, préfigure Art Viewers et donne la mesure de l’imaginaire de Steinberg. L’architecture, les paysages, les personnages, la géométrie, les symboles, la calligraphie nourrissent son travail, mais aussi les mœurs, le sport, la culture populaire. Anne Monfort-Tanguy : « Parmi la centaine de pièces qui composent la fresque murale, on retrouve beaucoup de motifs chers à l’artiste : les cartes postales, les phylactères avec les écritures gribouillées, la table de travail, la pyramide, le S, les hauts talons. Nous avons trouvé un film qui est présenté dans l’exposition où l’on voit des spectateurs devant l’œuvre. Cela nous a permis de reconstituer totalement le puzzle. Les équipes ont alors joué le jeu – scénographe, accrocheurs, peintre, éclairagiste – et le résultat est là, comme une évidence : ça nous a paru tellement logique de débuter par une œuvre telle que Art Viewers qui parle des spectateurs arrivant dans un musée. Steinberg vous tend un miroir où vous pouvez vous voir en train de regarder les tableaux. ». À découvrir de toute urgence, tout comme les quatre-vingts œuvres tous supports confondus (assemblages, dessins, objets, livres, photographies) du génie Steinberg, présentées dans l'exposition. ◼
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Dans l'agenda
Saul Steinberg, Art Viewers (détail), 1966, Centre Pompidou
© The Saul Steinberg Foundation / Adagp, Paris 2021.