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Grâce à la réalité virtuelle, un voyage au cœur du mystère Henry Darger

Artiste autodidacte, Henry Darger a passé toute sa vie quasi reclus dans le secret de sa chambre, à Chicago. Là, il a créé l’une des œuvres picturales les plus fascinantes de toute l’histoire de l’art brut — qui ne sera découverte qu’après sa disparition, en 1973. Porté par le musicien Philippe Cohen Solal (Gotan Project), le projet en réalité virtuelle « Insider-Outsider » offre un captivant voyage dans le monde onirique et troublant de Darger, peuplé de petites filles guerrières, d’orages et de tornades… À découvrir dans le cadre de « Art brut. Dans l’intimité d’une collection », une exposition Grand Palais × Centre Pompidou.

± 4 min

C’

est une petite pièce, au dernier étage d’un immeuble de briques situé au 851, Webster Avenue, à Chicago. Près d’une fenêtre, un bureau débordant de pots de couleurs, de crayons, papiers découpés ou arrachés et autres piles de magazines. Dans un coin, une antique machine à écrire. Aux murs crasseux, des clichés de l’enfant star Shirley Temple et des coupures de presse jaunies voisinent avec des représentations de la Vierge. Au plafond, le papier peint se décolle et les lampes ne sont que de simples ampoules nues. C’est là, dans le secret de son antre, qu’un homme nommé Henry Darger a, durant plus de quarante ans, patiemment conçu une œuvre-monde. 

 

Homme à tout faire dans un hôpital voisin le jour, Henry Darger passait toutes ses nuits à découper des images qu’il avait collectées dans les rues, au milieu des détritus, avant de les décalquer et de les peindre à l’aquarelle.

 

Homme à tout faire dans un hôpital voisin le jour, Henry Darger passait toutes ses nuits à découper des images qu’il avait collectées dans les rues, au milieu des détritus, avant de les décalquer et de les peindre à l’aquarelle. Discret, fuyant tout contact social, on ne lui connaissait pas d’ami. En 1972, malade, l’octogénaire est transféré dans un hospice. Ses logeurs, le photographe Nathan Lerner et son épouse Kiyoko décident alors de faire nettoyer l’appartement. Et leur stupeur est totale.

Là, entassés depuis des décennies, ils découvrent plusieurs dizaines de larges panneaux narratifs aux couleurs éclatantes, ainsi que de mystérieux manuscrits, dont une autobiographie Histoire de ma vie (éditée en français en 2014, éd. Aux forges de Vulcain) et un roman dactylographié de plus de quinze mille pages. Intitulé The Story of the Vivian Girls, in What is Known as the Realms of the Unreal, of the Glandeco-Angelinian War Storm Caused by the Child Slave Rebellion, ce récit épique fait écho à l’œuvre peinte de Darger, et retrace les péripéties cruelles de sept sœurs, les « Vivian Girls », petites filles « esclaves » qui se battent contre des adultes monstrueusement violents… Une histoire d’apocalypse à la fois naïve et profonde, qui puise dans les traumas d’enfance de Darger.

 

Contrairement à la plupart des enfants, je détestais la perspective de me voir adulte. Je n’ai jamais voulu grandir. J’aurais voulu rester toujours enfant. Mais me voilà adulte ; je suis un vieillard infirme – au diable ! 
Henry Darger

 

La lecture des cinq mille pages de l'autobiographie de Darger révèlera son histoire tragique : né en 1892 dans les quartiers pauvres de Chicago, le garçon, orphelin de mère, séparé de sa sœur, vit un temps avec son père alcoolique, avant d’être placé dans un établissement psychiatrique de sinistre réputation, le Lincoln Asylum. Là, il subit de multiples maltraitances. Devenu adolescent, il parvient à s’enfuir, marchant près d’une centaine de kilomètres seul, puis s’installe à Chicago. En 1932, il emménage au 851, Webster Avenue – un lieu qu’il habitera discrètement durant plus de quarante ans.

En 1973, Henry Darger disparait, sans descendance ni famille. Ses anciens logeurs, Nathan et Kiyoko Lerner se donnent pour mission de faire connaître l’œuvre phénoménale de cet autodidacte, qui a vécu toute sa vie en marge — un véritable outsider (en anglais, « outsider art » signifie « art brut »).

 

En 1979, « Outsiders », une première exposition montrant du Darger à lieu à la Hayward Gallery à Londres. L’univers sombre et dérageant de l’artiste fascine. Dans les années 1990-2000, l’intérêt pour l’art brut va grandissant, et de nombreuses expositions d’envergure consacrent Henry Darger – à Paris, la première a lieu en 2006 à la Maison rouge, suivie par une monographie en 2015 au Musée d’art moderne, présentant le don exceptionnel de quarante-cinq œuvres de l’artiste fait par Kiyoko Lerner en 2012-2013. 

 

Mort dans l’anonymat le plus complet, Henry Darger est aujourd’hui l’un des plus célèbres noms de l’art brut – le prix de certaines de ses toiles avoisine les huit cent mille dollars.

 

Mort dans l’anonymat le plus complet, Henry Darger est aujourd’hui l’un des plus célèbres noms de l’art brut — le prix de certaines de ses toiles avoisine les huit cent mille dollars. Les plus grandes institutions accueillent ses œuvres dans leur collection : le Museum of Modern Art, le American Folk Art Museum ou le Whitney Museum of American Art (New York) ; la Collection de l’Art Brut (Lausanne) ; ou l’Intuit Art Museum (Chicago), qui possède notamment la plus large collection d’objets ayant appartenu à l’artiste.

 

Le Centre Pompidou préserve dans sa collection pas moins de six panneaux peints, exécutés entre 1950 et 1960, et dons du collectionneur d’art brut Bruno Decharme au Musée national d’art moderne en 2021. Ils sont visibles en ce moment dans l’exposition « Art Brut. Dans l’intimité d’une collection », présentée au Grand Palais, en coproduction avec le Centre Pompidou. Pour prolonger la visite, « Insider-Outsider », une expérience interactive inédite en réalité virtuelle (avec casque) est proposée aux publics. L'occasion de s'immerger dans l'univers onirique et sombre de l'artiste. Un projet novateur et poétique qui a vu le jour dans le cerveau d'un homme, fou de Darger : Philippe Cohen-Solal.

C’est un peu par hasard que le musicien (connu notamment pour son projet multi-platiné Gotan Project, 2001) tombe sur les œuvres de Darger. C’était au début des années 2000, lors d’une visite à l’American Folk Art Museum de New York. Le lendemain, Cohen Solal rencontrait Kiyoko Lerner. Depuis ce moment fondateur, il est littéralement obsédé par l’artiste, dont l’univers le nourrit musicalement comme intellectuellement. « J’ai un lien presque personnel avec cet artiste, auquel je m’identifie un peu : comme lui, je suis autodidacte, et comme lui, je crée des mondes imaginaires », raconte le musicien. « Darger pioche un peu partout dans la culture populaire, des comics en passant par le film Le Magicien d’Oz ou Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, qui l’a fortement inspiré. Il découpe, colle, redessine – bref il sample, un peu comme un musicien… S’il était né dans un autre milieu, il aurait pu être une sorte de Warhol, qui sait ? »

 

Darger pioche un peu partout dans la culture populaire, des comics en passant par le film Le magicien d’Oz ou Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, qui l’a fortement inspiré. Il découpe, colle, redessine – bref il sample, un peu comme un musicien.

Philippe Cohen Solal

 

En 2021, Cohen Solal sort Outsider, un concept-album pop (composé avec Mike Lindsay) d’après des textes de chansons trouvés dans les écrits de Darger. Et même un podcast en sept épisodes, retraçant le parcours de l’artiste reclus — le comédien Denis Lavant prête sa voix à Darger.

Pour Cohen Solal, l’expérience VR « Insider-Outsider » vient clore un chapitre. « C’est comme un prolongement de mes travaux précédents », raconte le musicien. Pas forcément très fan de ce genre de projet en 3D au départ, l’homme s’est pourtant donné à fond : « Moi, ce qui m’intéresse là-dedans, c’est plutôt l’irréalité virtuelle. Ce n’est pas un projet documentariste, c’est un projet imaginaire. » Pendant près d’un an, Cohen Solal a travaillé directement avec les équipes de Lucid Realities, une société spécialisée dans les expériences immersives et interactives (déjà aux manettes de « La Palette de Van Gogh » pour le musée d’Orsay, ou « Danse Danse Danse - Matisse », pour le Musée d’art moderne de Paris).

 

Aujourd’hui, nous sommes dans un monde tellement narcissique, où même en tant qu’artiste, on est dans une forme de recherche de validation permanente. Les artistes d’art brut comme Henry Darger créent eux par nécessité — leur vie en dépend.

Philippe Cohen Solal

 

« Insider-Outsider » invite les participants à se plonger dans le monde fantastique et inquiétant des « Vivian Girls », ces petites filles guerrières en lutte contre la cruauté du monde, et qui affrontent orages et tornades… Un trip musical et participatif, un voyage spatio-temporel peuplé de créatures hybrides. Le point de départ du voyage, c’est la chambre de Darger, « la matrice de son œuvre, son laboratoire », selon Cohen Solal. Un long travail documentaire, à base de sources photographiques et des nombreux témoignages, réalisé par le scénographe Jérôme Clermont de l’Atelier Obermant, a permis la reconstitution 3D de cette pièce.

 

Si Darger était vivant, peut-être qu’il se serait intéressé à la réalité virtuelle, car c’est un outil pour créer un monde.

Philippe Cohen Solal

 

Qu'en aurait pensé Darger ? Philippe Cohen Solal : « Si Darger était vivant, peut-être qu’il se serait intéressé à la réalité virtuelle, car c’est un outil pour créer un monde… Si son œuvre est si puissante, c'est qu'elle interroge profondément le statut d’artiste. Ce n’est pas parce qu’un artiste est dans un musée, ou qu’il est reconnu par tout le monde que c’est un artiste. Aujourd’hui, nous sommes dans un monde tellement narcissique, où même en tant qu’artiste, on est dans une forme de recherche de validation permanente. Les artistes d’art brut comme Henry Darger créent eux par nécessité — leur vie en dépend. » ◼