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Avec Séverine Hubard, l’art prend la clé des champs

Invitée du festival Hors Champs (qui prend cette année ses quartiers au vert à Beauvais et à Hermes, dans l’Oise), l’artiste Séverine Hubard puise dans l’énergie des lieux qu’elle traverse, des matériaux qu’elle récupère et des relations qu’elle tisse. Elle façonne un art du contexte, nourri d’objets modestes, de défis singuliers et d’expérimentations poétiques. Rencontre avec une âme voyageuse.

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À l’invitation du festival Hors Champs, qui se déploie cette année entre le Quadrilatère – Centre d’art de Beauvais et le village d’Hermes, dans l’Oise, Séverine Hubard propose deux œuvres. Au centre d’art de Beauvais d’abord, une sculpture en forme d’antenne-relais dont les radars sont des assiettes. La culture culinaire devient un lien entre les individus, l’assiette à couscous côtoie l’assiette provençale ou de grand-mère. À Hermes, ensuite, où elle crée une fontaine de village – cette municipalité, pourtant traversée par le cours d’eau le Thérain, en est dépourvue. Ainsi s’élève, au cœur du parc de la Fraternité, une haute construction en ciment où viennent se déposer assiettes, bols, soupières, pichets, pots, théières, vases, bibelots, pieds de lampes… dont une partie provient du stock de l'artiste, tandis que l'autre a été collectée auprès des habitant·es. Un inventaire à la Prévert digne du Palais idéal du facteur Cheval, ce chef-d’œuvre de l’art naïf.

Depuis le début des années 2000, Séverine Hubard (née en 1977) mène une pratique artistique singulière qui se décline en France comme à l’international au gré des lieux et des rencontres. Formée aux Beaux‑Arts de Dunkerque puis de Nantes, l’artiste plasticienne développe un œuvre où s’entremêlent sculpture, architecture et installation, nourri par un ancrage profond dans les lieux qu’elle investit et en complicité avec celles et ceux qui les habitent. Elle conçoit son travail comme une interaction vivante avec l’espace, les matériaux et les gens. « Chaque lieu, chaque projet est une rencontre », affirme‑t‑elle, revendiquant une approche contextuelle et collaborative. Son art se nourrit de l'essence de matériaux qu’elle transforme en structures, souvent monumentales, comme son Colisée de Valparaiso, 2013, à l’esthétique poétique et bricolée, aux confins de la fiction.

 

Chaque lieu, chaque projet est une rencontre. [...] Partir en résidence, ça correspond bien à mon travail ; passer trois mois, six mois quelque part pour m’imprégner d’un contexte, de ses spécificités.

Séverine Hubard

 

Il arrive parfois que cette démarche d’authenticité et de simplicité débouche sur des controverses. Ainsi en 2004, pour son Labyrinthe d’Auberive (Haute‑Marne), réalisé à partir de la collecte de portes et des fenêtres auprès des villageois·es. « J'avais fait du porte‑à‑porte pour récupérer portes et fenêtres, raconte l’artiste. Certaines personnes étaient pour le projet, d’autres contre. Certaines jetaient des cailloux sur le labyrinthe, d’autres s’y rendaient quotidiennement. Ce que j’aime, c’est que ça ne laisse pas indifférent. »

 

Établie aujourd’hui entre Saint‑Denis, en Île‑de‑France, et le Cantal, Séverine Hubard a construit une large part de sa carrière au cours de résidences artistiques, partout en France (Nantes, Dunkerque, Pau, Strasbourg…) comme à l’international (de Buenos Aires à Berlin en passant par Shangaï ou Genève). Un mode de production qui s’est imposé comme une extension naturelle de sa pratique : « Partir en résidence, ça correspond bien à mon travail ; passer trois mois, six mois quelque part pour m’imprégner d’un contexte, de ses spécificités. »

Récemment, la plasticienne a approfondi sa réflexion sur le paysage en suivant une formation à l’École nationale supérieure de paysage de Versailles. Elle s’inspire notamment de l’idée du jardin comme « hétérotopie », ou la juxtaposition de plusieurs espaces en un seul lieu. Concept qu’elle mobilise notamment dans une œuvre représentant un renard en fonte d'aluminium orange fluo à paillettes perché sur une tortue des Galapagos en bronze, destinée à un jardin collectif au centre de plusieurs immeubles : « Une nouvelle fable par Séverine Hubard », plaisante-t-elle. Bien entendu, la fonderie en charge de la réalisation est située à proximité, en Seine-Saint-Denis.

 

Séverine Hubard s’inspire de l’idée du jardin comme « hétérotopie », ou la juxtaposition de plusieurs espaces en un seul lieu.

 

Dans son projet pour l’édition 2024 du Voyage à Nantes, une invitation à reconsidérer les arbres, elle intervient ainsi sur un pin radiata de quatre-vingt ans en y imbriquant une structure architecturale qui reprend le dôme torsadé en ardoises de la Maison du compagnonnage de la préfecture des Pays de la Loire, datant des années 1950. À la différence près que chez Séverine Hubard, l’élégante flèche, au lieu de pointer vers les cieux, est orientée vers le sol. Une fois la phase de modélisation 3D du projet achevée grâce à des drones, Chef d’œuvre torse, du nom de cette œuvre éphémère, voit le jour grâce à la dextérité et aux savoir-faire spécifiques de compagnons charpentiers qu’il a fallu démobiliser d’un chantier d’ampleur : celui de Notre-Dame.

Entrer en résonance – voilà comment l’on pourrait résumer sa démarche. À Buenos Aires, qu’elle a rejoint en prenant un aller simple après avoir quitté son poste de professeure de volume à l’école européenne supérieure de l’image d’Angoulême, elle explore une autre temporalité de la création, tournée vers l’écriture de nombreux projets. Elle y reste sept années : « Je voulais rester un long moment dans un endroit qui m’était inconnu, confie celle qui a toujours fui la routine. J’ai écrit énormément de projets là-bas. »

 

Entrer en résonnance – voilà comment l’on pourrait résumer la démarche de Séverine Hubard.

 

Pour le Centre culturel de la mémoire Haroldo Conti (romancier et opposant politique argentin), Séverine Hubard propose ainsi une œuvre poétique et politiquement chargée, faisant écho au passé douloureux de ce qui fut un centre clandestin de détention, de torture et d’extermination sous la dictature. Fidèle à sa démarche de réemploi et de détournement, elle travaille à partir d’une matière à la symbolique forte : mille cinq cents cagettes du marché central de la capitale qui forment un cône tronqué de quatre mètres de haut pour onze mètres de diamètre, rappelant les gradins du stade de foot voisin, dont les clameurs étaient entendues par les détenus lors de la coupe du monde 1978. Avec Monumentales, 2016, Séverine Hubard interroge la mémoire, la valeur et l’effacement, tout en insufflant une forme de légèreté subversive dans un lieu imprégné d’histoire. « Une expérience géniale », confie-t-elle sobrement, consciente de la portée de cette intervention, entre commémoration et geste plastique, dans un espace où l’art dialogue avec la mémoire collective – le centre a été brutalement clôturé en janvier 2025 par le président Javier Milei.

 

De Buenos Aires, elle revient flanquée d’un cabot errant, comiquement nommé Perro (« chien, en espagnol »), dont on ignore qui des deux a d’abord adopté l’autre – le quadrupède l’accompagne encore en toutes circonstances. Et l’artiste de philosopher dans un large sourire, entre deux bouffées de cigarette : « Aucune journée n’est vaine lorsqu’on a promené le chien. » ◼