Lumière de la forêt
1942

Lumière de la forêt
1942
" Je voulais de toutes mes forces peindre le drame de mon pays. Je serais comme un cheval de Troie d'où sortiraient des figures hallucinantes." (Lam)
En août 1941, Wifredo Lam regagne Cuba après de nombreuses années passées en Europe dans les milieux artistiques avant-gardistes. Ce retour dans son pays natal lui inspire des compositions empreintes de magie où se mêlent inspirations cuba-africaines et formes picassiennes. En témoigne cette végétation luxuriante d'où émerge un nu féminin à la tête réduite à un croissant de lune, aux jambes comparables à des cannes à sucre et aux seins en grappe de fruits.
Domaine | Dessin |
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Technique | Gouache sur papier marouflé sur toile |
Dimensions | 192 x 123,5 cm |
Acquisition | Achat de l'Etat, 1974. Attribution au Musée national d'art moderne / Centre de création industrielle , 1974 |
N° d'inventaire | AM 1974-23 |
Informations détaillées
Artiste |
Wifredo Lam (Wifredo Oscar Lam y Castilla, dit)
(1902, Cuba - 1982, France) |
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Titre principal | Lumière de la forêt |
Titre attribué | La Grande Jungle |
Date de création | 1942 |
Domaine | Dessin |
Technique | Gouache sur papier marouflé sur toile |
Dimensions | 192 x 123,5 cm |
Inscriptions | Non signé, non daté |
Acquisition | Achat de l'Etat, 1974. Attribution au Musée national d'art moderne / Centre de création industrielle , 1974 |
Secteur de collection | Cabinet d'art graphique |
N° d'inventaire | AM 1974-23 |
Analyse
Après avoir participé, à Marseille, aux productions collectives des surréalistes à la villa Air-Bel à la fin de l’année 1940, et dessiné les six planches pour Fata Morgana d’André Breton en janvier 1941, Wifredo Lam quitte la France le 24 mars 1941 avec sa compagne Helena Holzer, André Breton, Claude Lévi-Strauss, Victor Serge… pour la Martinique, bientôt rejoints à Fort-de-France par André Masson. En ces temps de désastre, ils continuent d’élaborer de nouveaux mythes : l’heure est à la nécessaire médiation de forces vives, au combat pour les cultures et populations autres et opprimées, comme le propose Breton avec Martinique, charmeuse de serpents , illustré par Masson, et Le Dialogue créole écrit avec ce dernier. Tous sont fascinés par Aimé Césaire, le poète chantre de la négritude depuis Cahier d’un retour au pays natal (1939), qui vient de fonder la revue Tropiques . L’impulsion est décisive pour Lam, qui regagne Cuba, son pays natal, en août 1941, après quelque vingt ans d’absence. À La Havane, il est bouleversé par le « saccage » culturel (« tout le drame colonial de ma jeunesse revivait en moi ») et entend retrouver la force originelle de la culture afro-cubaine primitive. Ses compositions, jusque-là inspirées du cubisme de Picasso et de la sculpture africaine, s’en ressentent aussitôt : s’y mêlent des réminiscences de l’enfance, les échos d’une réalité politique violente et, surtout, la présence magique de la nature. Sa production connaît alors un bond spectaculaire : en 1942, Lam envoie à New York un ensemble d’une trentaine de gouaches pour sa première exposition chez Pierre Matisse en 1943 (dont le catalogue est préfacé par Breton). Il opte alors pour une technique personnelle de dessin à l’huile ou à la gouache sur de grands papiers, qui ne seront que plus tard marouflés sur toile. La rencontre avec l’écrivain et ethnologue cubaine Lydia Cabrera est déterminante : redécouvrant en grande partie grâce à elle les rituels afro-cubains, Lam les intègre aussitôt à ses visions dans un processus de réappropriation de ses origines, comme une affirmation, une revendication. Il confie : « Je voulais de toutes mes forces peindre le drame de mon pays, mais en exprimant à fond l’esprit des nègres, la beauté de la plastique des Noirs. Ainsi, je serais comme un cheval de Troie d’où sortiraient des figures hallucinantes, capables de surprendre, de troubler les rêves des exploiteurs. »
Son œuvre maîtresse, la grande peinture intitulée La Jungle (1942-1943, New York, MOMA), témoigne de son ambition. Elle est préparée par de nombreuses gouaches, telle Lumière dans la forêt (1942), l’une des études les plus abouties et à laquelle se rattache encore Nu dans la nature (1944). Dans ces grands formats, l’immense nu féminin vertical fusionne avec la nature primitive : même puissance mystérieuse de la femme et de la végétation, mêmes formes sphéroïdales nervurées s’épanouissant autour de l’axe central, mêmes couleurs incandescentes de chair et de terre. La femme, dont la tête en quartier de lune renvoie à une croyance afro-cubaine (la Lune étant l’épouse du Soleil), devient source lumineuse dans la vision onirique du peintre et prélude à un monde nouveau. De 1942 à 1944, le processus de décantation formelle opéré par le peintre est significatif : l’espace pictural entier, unifié, ne semble plus investi que de gestes graphiques lancés en tous sens.
Même lorsque Lam abandonne la figure animale ou humaine et qu’il retrouve le thème classique de la nature morte, c’est un « autel » qu’il dresse, monumental et fastueux, en une offrande rituelle à l’Esprit de la forêt et au rôle fédérateur de la cérémonie. Dans Autel pour Yemaya , référence à la déesse du culte vaudou, les motifs, végétaux, floraux, dissous dans une lumière blanche, ne sont en réalité plus identifiables : ils s’animent ici en seins, là en yeux, ailleurs disparaissent. Tout est métamorphose vivante de formes hybrides incertaines, émergence magique d’un monde latent et exaltation d’une nature exubérante, secrète, qui sourd sous la lumière tropicale. À peine figuratif, l’espace de la feuille – dont le fond blanc (omniprésent comme toujours chez Lam et souvent rehaussé de craie) compose étroitement avec ce qui est devenu une grille de traces picturales répétées à l’identique – n’est plus qu’un espace mental de signes.
Le syncrétisme qu’opère cet artiste d’origine chinoise, mi-européen, mi-antillais, entre la puissance onirique et visionnaire apportée par le surréalisme et celle, nostalgique, d’une culture enfouie mais réinvestie, est fertile. Puisant ses figures et ses formes dans une primitivité retrouvée et mise au service d’une cosmogonie – qui s’apparente à celle d’ Antille de Masson, de The Moon-Woman Cuts the Circle de Pollock, de Waterfall de Gorky –, Wifredo Lam élabore, dans ces grandes feuilles gouachées davantage sans doute que dans les grandes toiles de totems masqués qui suivront, cette nouvelle relation intime entre la pensée, le corps et le geste, qui sera fondatrice du futur expressionnisme abstrait américain.
Camille Morando
Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008
Analyse
En 1942, Wifredo Lam, installé à Paris depuis 1937, part en Martinique avec Breton pour fuir la guerre, puis retourne à Cuba, son pays natal, qu’il avait quitté pour l’Espagne en 1923. Il renoue alors avec l’univers de son enfance : le monde de la nature, des grands arbres, des esprits, des fétiches, sans cependant créer une synthèse artificielle entre ces images archaïques, ce qu’il a appris de Picasso (celui-ci le soutient depuis son arrivée à Paris et le présente à Pierre Loeb qui monte sa première exposition en 1938) et des surréalistes (il rencontre Breton en 1939) qui l’encouragent dans sa quête d’un primitivisme tourné vers l’exploration de l’inconscient à travers les mythes. Les œuvres de l’époque le montrent fidèle aux principes du cubisme : elles frappent par un espace sans profondeur et une matière légère, un dessin affirmé, une lumière enveloppante faite de tonalités ocre jaune et gris vert. Lumière dans la forêt (cat. rais. I, no42.119) incarne ce monde nouveau où la femme surgit comme la mère nature, les verticales des cannes à sucre répondant à celles des jambes, et les courbes des palmes aux grappes des seins. Le pied énorme situé en bas du tableau, que l’on retrouve dans une autre œuvre de la collection ( Nu dans la forêt , 1944, AM 1985-98), est comme une plante qui donne un poids à celui-ci ; il symbolise peut-être aussi l’incarnation de ce nouveau monde. Quant au format tout en hauteur, il confère à l’image une énergie, un élan impressionnants. Cette œuvre, présentée pour la première fois en 1964 à Paris, galerie Charpentier, dans l’exposition « Le Surréalisme », fait écho à Personnage aux ciseaux (Chicago, Art Institute) et se rattache aussi à un ensemble d’œuvres également peintes sur papier qui préparent son chef-d’œuvre, La Jungle (1942-1943, New York, MoMA).
Claude Laugier
Source :
Collection art moderne - La collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne , sous la direction de Brigitte Leal, Paris, Centre Pompidou, 2007