Nu bleu II
1952

Nu bleu II
1952
Domaine | Dessin | Papier collé |
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Technique | Papiers gouachés, découpés et collés sur papier marouflé sur toile |
Dimensions | 103,8 x 86 cm |
Acquisition | Achat, 1984 |
N° d'inventaire | AM 1984-276 |
Informations détaillées
Artiste |
Henri Matisse
(1869, France - 1954, France) |
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Titre principal | Nu bleu II |
Date de création | 1952 |
Domaine | Dessin | Papier collé |
Technique | Papiers gouachés, découpés et collés sur papier marouflé sur toile |
Dimensions | 103,8 x 86 cm |
Inscriptions | S.D.B.G. : H.MATISSE 52 |
Acquisition | Achat, 1984 |
Secteur de collection | Cabinet d'art graphique |
N° d'inventaire | AM 1984-276 |
Analyse
La série des Nus bleus (1952) reprend une pose de nu assis traitée de nombreuses fois, en peinture mais aussi en sculpture: Nu assis, Olga, 1910; Nu assis, bras autour de la jambe droite, 1918; Vénus à la coquille, surtout dans sa seconde version de 1932.
Il y a dans cette dernière sculpture, un sentiment d'immédiateté, de présence directe, quelque chose de la grandeur familière de certaines idoles, en même temps que la fusion très élaborée de différents langages pour servir une pensée forte, une vision affermie: à ce point, en 1932, Matisse peut se permettre, sans crainte de n'aboutir qu'à « des groupements de morceaux », d'accentuer des ruptures (jambes coupées, cuisses séparées du torse, cou fragmenté) confiant dans la relation tellement forte qu'il a instaurée entre ces « morceaux ».
Dans les quatre Nus bleus sculptés dans la couleur, il ne s'agit même plus de la réussite d'une synthèse ressentie comme telle. C'est le jaillissement impitoyable d'une forme délivrée, dans l'espace. Cela est d'autant plus étonnant que Matisse semble pour une fois se mettre en contradiction — lui qui rie renie jamais rien de sa démarche — avec les propos tenus en 1908 devant les élèves de son académie : « Les articulations, poignets, chevilles, genoux et coudes doivent montrer qu'elles sont à même de soutenir les membres... Il est préférable de mettre l'accent sur l'articulation plutôt que de ne pas l'exprimer avec assez de vigueur. Surtout il faut veiller à ne pas couper le membre aux articulations, mais au contraire à intégrer les articulations aux membres dont elles font partie. N'introduisez pas de vides préjudiciables à l'ensemble, par exemple entre le pouce et les doigts côte à côte. Exprimer par des rapports de masse, et des grands mouvements de lignes en corrélation ». Dans les Nus bleus, ce sont au contraire les vides, intervenant entre les morceaux découpés, qui mettent l'accent sur les articulations. Ce sont ces vides qui figurent les pleins, le gonflement des volumes (le « plus » d'une jambe pliée qui passe devant la cuisse). Loin de constituer des ruptures « préjudiciables à l'ensemble », les vides inscrivent la figure dans son espace propre, dans une lumière unifiée. Composés stricto sensu, de morceaux, mais pas désarticulés, les Nus bleus sont peut-être l'aboutissement de la réflexion de Matisse sur la figure dans l'espace, et le point ultime de sa pratique de la sculpture : la figure ne se dessine plus, close, sur un espace abstrait, neutre et transparent, dont elle se sépare nettement (Nu couché I)', elle n'inclut pas une quantité d'espace limitée, précisément dessinée, et qualifiée autrement que l'espace ambiant (les « vides » que dessine et contient La Serpentine). La figure, le Nu bleu, est à présent parcourue d'espace. Non isolée, elle respire dans et par l'espace. Elle fait passage, elle est lieu d'échange et de circulation de la lumière, au même titre que les fenêtres si souvent présentes dans la peinture.
Pendant cette même année 19521, Matisse compose, pour sa propre délectation, la décoration intitulée La Piscine. Sur une bande longue de 16 mètres, mêlés aux créatures marines, les corps des nageuses fendent un élément transparent, sans doute liquide (mais de composition indéfinissable, de l'eau avec de l'air et du cristal) dont ils ne se laissent pas séparer. Dedans et dehors n'ont plus aucun sens, ni pour nous spectateurs, ni pour ces corps fluides, que nous voyons tantôt de côté dans l'eau, tantôt du dessus à la surface, tantôt émergés. Bleu sur blanc, blanc sur bleu, les définitions respectives de la figure et de l'espace sont à chaque moment certaines, à chaque moment incertaines. La forme elle-même absorbe l'espace et y renvoie, dans un mouvement qui résonne dans notre propre corps, et qui prolonge indéfiniment le contenu sculptural (au sens matissien) des nus bleus.
Isabelle Monod-Fontaine
Notes :
1. Lydia Delectorskaya indique à ce propos que : « La Perruche et la Sirène et tous les Nus bleus de toutes sortes qui s'y rapportaient plus ou moins ont été faits de septembre 1951 à juin 1952, dans les deux ateliers de la façade sud du Régina (le grand atelier, au sol parqueté, 10 m X 6 m; et le petit, en même temps sa chambre à coucher presque constante, au sol carrelé, 6 m X 6 m). Quant à la chronologie des Nus bleus, leur numérotation correspond à leur disposition dans la revue Verve(1958), établie en fait du vivant de Matisse ». Elle indique encore, par rapport au Nu bleu IV plus longuement travaillé, que « les Nus bleus I, II, III et la plupart des formes de La Piscine ont été découpés, non pas avec facilité, mais au contraire avec maestria. Chacun à un jour différent, ils ont été découpés d'un trait, d'un seul coup de ciseaux, en dix minutes ou quinze au maximum ». (Notes de Lydia Delectorskaya, à propos du catalogue de l'exposition The Paper cut-outs of Henri Matisse, Washington, National Gallery of Art, septembre-octobre 1977 // Détroit, Institute of Arts, novembre 1977-janvier 1978 // Saint-Louis, Art Museum, janvier-mars 1978).
Source :
Extrait du catalogue Œuvres de Matisse, catalogue établi par Isabelle Monod-Fontaine, Anne Baldassari et Claude Laugier, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1989
Analyse
En 1946, Matisse achève la maquette de son « livre-fleur », Jazz – composé de vingt planches en couleurs, exécutées en gouaches découpées entre fin juin 1943 et 1944, et de pages d’écriture –, qui sera publié par Tériade en 1947. Ce premier ensemble utilisant systématiquement et uniquement la technique de la gouache découpée « à vif » dans la couleur va constituer la matrice de son œuvre ultérieur, jusqu’à sa mort en 1954 : c’est dire l’importance de l’ouvrage. La découverte des gouaches découpées de Matisse par la jeune génération des années 1950, américaine et européenne, sera décisive, ouvrant la voie au déploiement autonome de la forme, depuis le réel jusqu’à l’abstraction.
À partir de la réalisation des planches de Jazz , la pratique de Matisse de la gouache découpée se modifie sensiblement. Elle n’est plus seulement une étape intermédiaire dans la réalisation d’une œuvre ; elle devient progressivement aussi un moyen d’expression autonome. Le passage de la technique à l’esthétique repose sur plusieurs expériences antérieures : La Danse , pour la Fondation Barnes, en 1931-1933, les couvertures des revues Cahiers d’art et Verve , à partir de 1936, les décors et le rideau de scène du ballet L’Étrange Farandole , en 1937-1938, qui vont constituer une référence esthétique et un répertoire de formes au cours des années suivantes. Pour Deux danseurs , l’une des études pour le rideau du ballet de Massine, Matisse s’inspire vraisemblablement de dessins réalisés en 1935 d’après Hercule et Antée , de Pollaiolo, transformant la lutte des deux personnages en un mouvement de danse. Composé d’un grand nombre de morceaux de papier punaisés, ce « découpage » montre bien, et mieux que les autres, le sens de recherche des formes et de leur articulation assigné à cette technique, grâce au principe des punaises.
Durant la guerre, Tériade rêve d’un livre sur la couleur de Matisse, illustré d’images composées en papiers découpés. Il cultive aussi l’idée d’un « manuscrit à peintures modernes », sans que l’on sache clairement s’il entend réunir ces deux idées en un seul ouvrage. Fin mars 1942, Matisse met fin à ses projets. Début janvier 1943, l’éditeur lui propose de consacrer un numéro entier de Verve à sa peinture des années du conflit. Fin mai 1943, Matisse en réalise la couverture et le frontispice, La Chute d’Icare , en gouaches découpées, en se reportant à l’une de ses études pour le rideau de L’Étrange Farandole , Figure de ballet avec deux danseurs . Face aux difficultés que soulève la reproduction de ses tableaux choisis pour illustrer le volume, la solution d’une étape intermédiaire passant par le papier découpé est envisagée. Elle se solde par un échec, dont les conséquences ont une triple résonance : affirmation du papier découpé comme moyen d’expression autonome ; du coup, réévaluation des études pour le rideau de L’Étrange Farandole , laquelle motive la décision de Matisse de se lancer dans l’aventure de Jazz . Les deux premières planches qu’il exécute pour l’album – Le Clown et Le Toboggan – étaient à l’origine des études pour le ballet de Massine. Il les reprend en juin 1943 en vue de Jazz et les achève.
Les planches de Jazz , reproduites dans le livre au pochoir, avec les mêmes gouaches de chez Linel que celles utilisées par Matisse pour les maquettes, sont des « cristallisations de souvenirs du cirque, de contes populaires, de voyages ». Nombre de motifs tout en arabesques, conçus dans la lumière et le foisonnement végétal du Midi méditerranéen de la villa Le Rêve, à Vence, où Matisse emménage en juin 1943, évoquent des feuilles-algues et des lagons immatériels, thèmes ressurgis des souvenirs de son voyage à Tahiti en 1930. Si l’ouvrage achevé suscite l’enthousiasme du public et de la critique, le jugement de Matisse est tout différent. « C’est absolument un raté », confie-t-il à André Rouveyre, avant de conclure : « Ces choses doivent rester comme elles sont, des originaux – des gouaches tout simplement. » Après la réalisation des images de Jazz , Matisse poursuit cette pratique pour lui-même – il y recourt également en réponse à une commande, en 1946, pour composer les maquettes des tentures décoratives Océanie le ciel , Océanie la mer (MNAM) et des tapisseries Polynésie le ciel , Polynésie la mer (MNAM), qui inaugurent la réalisation des panneaux décoratifs de grands formats. En 1947-1948, les murs de sa chambre sont couverts de découpages ; ils seront exposés avec des peintures et des dessins contemporains à New York, dans la galerie de son fils Pierre, en février 1949, et à Paris, au musée national d’Art moderne, durant l’été de la même année. En 1948, l’artiste s’engage dans le vaste projet décoratif de la chapelle du Rosaire des Dominicaines de Vence, dont il réalise les maquettes des vitraux en gouaches découpées ( Vitrail bleu pâle , MNAM). Ces créations monumentales le mènent à partir du début 1950 à l’élaboration de grandes compositions.
Avec La Perruche et la Sirène , La Tristesse du Roi inaugure début 1952 les grandes décorations en gouaches découpées avec figures. Matisse conçoit un grand panneau mural inspiré du thème biblique du Roi David – Salomé dansant devant Hérode –, abondamment traité dans l’histoire de la peinture, qu’il décrit ainsi : « Le Roi triste, une danseuse charmeuse et un personnage grattant une espèce de guitare de laquelle s’échappait un vol de soucoupes volantes couleur d’or, faisant le tour supérieur de la composition pour aboutir en masse autour de la danseuse en action. » L’intégration de la figure à un ensemble conçu selon les principes du décoratif était pour Matisse une question essentielle, qu’il résout ici par l’usage d’arabesques et de formes simplifiées. Il utilise, de plus, des motifs « couleur d’or » qui rythment la composition et lui assurent une totale unité en reliant la trame géométrique du « fond » et les figures, à l’instar des motifs floraux dans Intérieur aux aubergines de 1911. Matisse accordait une très haute qualité à La Tristesse du roi , qu’il considérait « comme égal à tous [s]es meilleurs tableaux. » Présenté au Salon de Mai en 1952, juste après son acquisition par l’État, le panneau est unanimement salué par la critique : « Le grand collage de Matisse, plus extraordinaire encore que son Jazz (c’est le même style), avec son rythme courbe sur fond d’horizontales, est le clou du Salon ; mieux : un chef-d’œuvre ; il est rare de rencontrer plus d’ampleur et de plénitude ; une leçon pour tous. » ( L’Art d’aujourd’hui , n° 5, juin 1952).
Nu bleu II est l’un des quatre Nu bleu assis exécutés par Matisse en gouaches découpées en 1952, alors qu’il cherche la figure située à droite dans la grande décoration La Perruche et la Sirène . Leur exécution est précédée de dessins au crayon, à l’encre et aux crayons de couleurs, réalisés en 1951, à travers lesquels Matisse cherche surtout l’articulation des jambes de la figure et sa position dans l’espace de la feuille. Nu bleu IV est commencé le premier sans aboutir. Matisse le laisse de côté et entreprend les trois autres, qu’il exécute rapidement, comme autant de variations sur le thème de la figure nue assise. Ils « ont été découpés non pas avec facilité mais au contraire avec maestria. Chacun à un jour différent, […] d’un trait, d’un seul coup de ciseaux en dix minutes ou quinze au maximum », relate son assistante Lydia Delectorskaya. Matisse reprend ensuite Nu bleu IV et l’achève, non sans difficultés, comme le montrent les lignes tracées au fusain. Les Nu bleu assis, tout comme Vénus , bien que différemment, illustrent l’importance du vide dans la composition de l’image. Des interstices de lumière et d’espace aménagés à l’intérieur de la figure en dessinent les volumes. Ils créent des zones de passage dans la forme même, assurant à l’air, à la lumière et à l’espace une circulation continue sur toute la surface. Ainsi, nulle rupture entre la forme et le fond : la figure et l’espace ne font qu’un, ils occupent le même plan. La monumentalité de la figure tient surtout à la quantité d’espace qu’elle occupe sur la feuille, qui parvient tout juste à la contenir. Des dessins de Laurens de 1946 présentent les mêmes caractéristiques.
Matisse réalise Nu aux oranges en 1953. Il se compose d’un grand dessin de nu au pinceau à l’encre de Chine et de découpages. L’introduction du dessin au pinceau dans l’espace du papier découpé, ou inversement, date de la couverture pour Verve , nº 1, en 1937. Elle se retrouve en 1951 dans Madame de Pompadour , dans des couvertures de livres en 1952, ainsi que dans l’affiche de l’exposition « The Sculpture of Matisse » à la Tate Gallery de Londres. Matisse exécute d’abord le nu de Nu aux oranges comme un dessin autonome, vraisemblablement en composant Grande Décoration aux masques et Décoration fleurs et fruits , projets en vue de la céramique murale pour Mr et Mrs Brody, qu’il agrémente de notes colorées. Une photographie de l’époque montre le dessin accroché au mur de l’atelier avec les trois fruits fixés en partie sur la feuille et en partie sur le mur, parmi d’autres grands dessins, dont les six Acrobate aux larges arabesques noires sur blanc (tel celui du MNAM). Dans la version définitive, Matisse a modifié l’espace initial du dessin par l’ajout de bandes latérales de papier. Les oranges disposées de part et d’autre de la figure contrebalancent son hiératisme et la verticalité de l’ensemble. Elles créent un mouvement circulaire qui enveloppe la figure et augmente la sensation d’espace. Elles colorent également la lumière produite par le grand dessin en noir sur blanc. Matisse le considérait comme « une très bonne chose. »
Anne Coron
Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008